La bataille navale de Curzola, survenue le 8 septembre 1298 près de l’île de Korčula (Curzola) en Dalmatie, fut un affrontement décisif dans les rivalités maritimes entre les deux grandes républiques marchandes italiennes : Gênes et Venise. Cet événement, marqué par des innovations tactiques et des pertes humaines considérables, illustre la lutte acharnée pour la suprématie commerciale et militaire en Méditerranée.
Depuis des décennies, Gênes et Venise se disputaient le contrôle des routes commerciales maritimes, notamment en Méditerranée orientale. Les tensions avaient été exacerbées par des conflits autour des comptoirs en mer Noire, en Crimée, et en Asie Mineure. Les Vénitiens, cherchant à étendre leur influence, s’étaient alliés avec Charles d’Anjou et les Tartares de Crimée, tandis que Gênes trouvait des appuis à Constantinople.
Les années précédant Curzola furent marquées par des affrontements sporadiques. Les Génois avaient infligé des pertes sévères aux Vénitiens en capturant des galères à Alexandrette, tandis que les Vénitiens s’attaquaient aux comptoirs génois en mer Noire et à Chypre. Ces escarmouches préparèrent le terrain pour une confrontation décisive en 1298.
Commandée par Lamba Doria, la flotte génoise comprenait 78 galères, dont certaines utilisaient un nouveau modèle dit à sensile, plus maniable et rapide que les navires traditionnels. Malgré une nette infériorité numérique face aux 95 galères vénitiennes, Lamba Doria adopta une formation serrée, laissant 15 galères en réserve pour un coup décisif. Cette stratégie, inspirée du succès de la Meloria (1284), visait à désorganiser les rangs vénitiens.
Les deux flottes s’engagèrent dans une confrontation violente. Les Génois, profitant de leur meilleure manœuvrabilité et de la confusion vénitienne, parvinrent à percer les lignes ennemies. Cependant, les pertes furent élevées pour les deux camps. À l’issue de la bataille, Gênes coula 65 galères vénitiennes et captura 18 autres, avec environ 7 000 morts et 7 000 prisonniers du côté vénitien. Parmi ces derniers figurait Marco Polo, qui aurait dicté son célèbre Livre des merveilles à son compagnon de captivité, Rustichello de Pise.
Lamba Doria, amiral génois, perdit son fils dans la bataille mais refusa de rapatrier son corps, affirmant que la mer constituait une sépulture honorable. Du côté vénitien, la légende raconte que le fils de l’amiral, capturé par les Génois, préféra se suicider plutôt que de subir l’humiliation d’être exposé à Gênes.
Malgré la victoire tactique de Gênes, les pertes élevées et l’épuisement des deux républiques empêchèrent un avantage durable. En 1299, un traité de paix fut signé, sans vainqueur ni vaincu. Les deux puissances continuèrent de se surveiller et d’intervenir dans les affaires commerciales et politiques de la Méditerranée.
Bien que Gênes eût la possibilité de poursuivre l’offensive jusqu’à Venise, elle renonça, évitant ainsi une victoire totale qui aurait pu changer le cours de l’histoire. Venise se releva de cette défaite et maintint sa position comme l’une des principales puissances maritimes méditerranéennes, tout en préparant une revanche dans les décennies suivantes.
La bataille de Curzola symbolise la rivalité intense entre Gênes et Venise et met en lumière les innovations militaires et les sacrifices liés à ces guerres maritimes. Elle illustre également la fragilité des victoires tactiques face aux réalités politiques et économiques plus larges, où aucune des deux républiques ne pouvait réellement écraser l’autre.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, Juin 2015