La fin du XIIᵉ siècle et le début du XIIIᵉ siècle marquent une période charnière pour la chrétienté, où l’enthousiasme des premières croisades cède le pas à une série de désillusions et de fractures. L’unité initialement prônée par le pape Urbain II lors de l’appel de Clermont en 1095 s’effrite progressivement, révélant les tensions internes au sein de l’Europe et entre les différentes branches de la chrétienté.
La Quatrième Croisade (1202-1204) représente un moment de bascule dans l’histoire des croisades. Initialement destinée à libérer Jérusalem, elle s’écarte de son objectif sous l’effet des intrigues politiques et des contraintes financières. Incapables de payer leur transport à la flotte vénitienne, les croisés acceptent de détourner leur expédition pour attaquer la ville de Zara, chrétienne mais rivale commerciale de Venise. Cet acte, condamné par le pape, ouvre la voie à une nouvelle trahison.
L’apothéose de ce dévoiement est le sac de Constantinople en 1204. Ce pillage d’une brutalité inouïe, orchestré par des croisés animés autant par la cupidité que par des promesses politiques, détruit des siècles de patrimoine byzantin et envenime durablement les relations entre l’Occident latin et l’Orient orthodoxe. Bien que le nouvel Empire latin de Constantinople soit proclamé, cette conquête détourne définitivement les ressources et les énergies de la reconquête des lieux saints. Jérusalem, reprise par Saladin en 1187, demeure hors d’atteinte.
Le souvenir de la défaite chrétienne face à Saladin en 1187 pèse lourdement sur l’imaginaire collectif de l’époque. La Troisième Croisade (1189-1192), menée par des figures prestigieuses telles que Richard Cœur de Lion, parvient à reconquérir des territoires stratégiques, mais échoue à récupérer Jérusalem. Ce revers, aggravé par les dissensions internes entre les croisés et les rivalités personnelles, nourrit un sentiment d’urgence spirituelle et politique chez les dirigeants chrétiens.
La situation dans la Terre Sainte reste précaire au début du XIIIᵉ siècle. Les États latins, résidus des premières croisades, sont isolés et fragilisés, dépendant d’un soutien irrégulier de l’Europe. Ce contexte motive l’appel d’Innocent III à une nouvelle croisade, cette fois avec une approche tactique différente.
Lors du quatrième concile du Latran en 1215, le pape Innocent III propose une vision renouvelée de la croisade. Plutôt que de s’acharner sur Jérusalem, il préconise une offensive sur l’Égypte, considérée comme le pivot du pouvoir ayyoubide. Cette région fertile et stratégiquement essentielle est à la fois un grenier économique et un bastion militaire. La conquête de l’Égypte, pense-t-il, offrirait aux croisés un levier diplomatique pour négocier la restitution des lieux saints.
Cet appel s’inscrit dans un contexte où la papauté cherche à consolider son autorité sur l’Europe. Innocent III voit dans la croisade non seulement un moyen de reprendre la Terre Sainte, mais aussi un outil pour unifier la chrétienté sous l’égide de l’Église de Rome. Les promesses spirituelles, notamment l’indulgence plénière offerte aux participants, suscitent un large enthousiasme parmi les nobles et chevaliers. Toutefois, cet élan est rapidement freiné par des réalités politiques complexes.
Malgré l’apparente ferveur religieuse, l’Europe du début du XIIIᵉ siècle est profondément divisée. Les grandes monarchies, telles que celles de France et d’Angleterre, se relèvent à peine de guerres internes et peinent à mobiliser des ressources pour une nouvelle croisade. L’empereur germanique Frédéric II, bien qu’affichant son soutien, tarde à s’engager pleinement, préoccupé par ses propres ambitions territoriales en Italie et en Sicile.
Ces fractures affaiblissent dès le départ l’organisation de la Cinquième Croisade. Les chefs croisés, issus de différents horizons et dotés de priorités divergentes, peinent à s’entendre sur une stratégie commune. Cette absence de coordination sera l’un des facteurs déterminants de l’échec ultérieur de l’expédition.
À l’aube de la Cinquième Croisade, la chrétienté est en proie à des divisions internes, des ambitions politiques conflictuelles et des échecs militaires répétés. L’appel d’Innocent III à frapper l’Égypte témoigne d’une tentative audacieuse de renouveler la stratégie des croisades, mais il s’inscrit dans un contexte de profonde instabilité, autant en Europe qu’en Terre Sainte.
La Cinquième Croisade, initiée en 1217, se caractérise par une approche ambitieuse mais chaotique, dictée par des objectifs stratégiques complexes et des conditions adverses. Les premiers contingents croisés, composés de troupes hongroises et autrichiennes dirigées par André II de Hongrie et Léopold VI d'Autriche, arrivent en Terre Sainte avec l'intention de frapper les bastions musulmans. Toutefois, leurs campagnes initiales en Palestine échouent à obtenir des gains significatifs, en grande partie en raison de la dispersion des forces et d’une planification défaillante.
Devant les limites des opérations en Palestine, les croisés redirigent leur attention vers l'Égypte, un choix stratégique soutenu par la papauté. Cette décision repose sur l’idée qu’un coup porté à ce centre névralgique de l’empire ayyoubide affaiblirait Saladin et ses successeurs, forçant ainsi les musulmans à restituer Jérusalem. En mai 1218, les croisés débutent le siège de Damiette, une ville clé située à l’embouchure du Nil.
Damiette constitue un objectif crucial en raison de son emplacement stratégique, contrôlant les voies fluviales vers Le Caire, capitale du pouvoir ayyoubide. La prise de la ville est essentielle pour espérer une avancée vers l’intérieur des terres égyptiennes. Les croisés déploient une remarquable ingéniosité tactique en utilisant un pont flottant pour capturer une tour défensive majeure sur le Nil, brisant ainsi la résistance initiale des forces musulmanes.
Après un long siège marqué par des combats acharnés, Damiette tombe finalement en novembre 1219. Cette victoire suscite un optimisme considérable parmi les croisés, qui voient en cette conquête une porte ouverte vers la domination de l’Égypte. Cependant, cet enthousiasme est rapidement terni par des divisions internes. Les dirigeants croisés, dont le cardinal Pelage, représentant de la papauté, et Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem, s’opposent sur la stratégie à suivre.
L’attente des renforts promis par l’empereur Frédéric II, qui tarde à honorer son engagement, paralyse les forces chrétiennes. Pendant ce temps, le sultan ayyoubide al-Kamil, maître de l’Égypte, profite de ces dissensions pour renforcer ses positions et préparer une riposte.
En juillet 1221, sous l’insistance du cardinal Pelage, les croisés décident enfin de marcher sur Le Caire. Cette avancée, bien qu’ambitieuse, est entreprise sans coordination suffisante et sans considération des défis environnementaux. Al-Kamil exploite habilement les crues saisonnières du Nil pour inonder les positions ennemies, piégeant l’armée croisée dans une situation désespérée. Coupés de leurs ressources et assiégés par des forces ayyoubides supérieures, les croisés n’ont d’autre choix que de capituler.
La reddition, conclue en septembre 1221, implique la restitution de Damiette en échange de la vie sauve pour les croisés. Cette issue marque un échec total pour la Cinquième Croisade, mettant fin à toute prétention chrétienne de s’imposer en Égypte.
La campagne de la Cinquième Croisade, bien qu’éphémèrement couronnée de succès avec la prise de Damiette, révèle les faiblesses structurelles des croisades : un manque de leadership cohérent, des rivalités internes, et une dépendance excessive à des renforts européens. Al-Kamil, de son côté, sort renforcé de cet épisode, consolidant son pouvoir en Égypte et affirmant sa suprématie militaire face aux envahisseurs chrétiens. L'échec des croisés à capitaliser sur leurs victoires souligne les limites d'une stratégie fragmentée, marquant un tournant décisif dans l’histoire des croisades.
L’échec de la Cinquième Croisade illustre avec éclat les lacunes structurelles qui minent les entreprises chrétiennes en Terre Sainte depuis plusieurs décennies. Les rivalités entre les chefs croisés, notamment entre le cardinal Pelage et Jean de Brienne, témoignent d’une incapacité chronique à établir un commandement unifié. Cette désunion empêche toute cohérence stratégique, laissant les forces chrétiennes vulnérables aux tactiques supérieures des musulmans.
La dépendance des croisés vis-à-vis des promesses d’alliances européennes, souvent non tenues, aggrave également leur position. L'absence de renforts significatifs, notamment ceux attendus de l'empereur Frédéric II, met en lumière les limites du système féodal, où les intérêts nationaux prennent souvent le pas sur les ambitions spirituelles.
La perte de Damiette, conquise avec tant de sacrifices, marque un revers non seulement militaire mais aussi diplomatique. La croisade, censée galvaniser la chrétienté et offrir un espoir de libération de Jérusalem, se termine par une humiliation. Cet échec alimente le scepticisme croissant en Europe occidentale, où les croisades sont de plus en plus perçues comme des entreprises coûteuses et peu efficaces. Le sacrifice de milliers de vies et les lourdes dépenses financières pèsent sur la société médiévale, suscitant des critiques de la part de penseurs et de religieux sur la pertinence de ces expéditions.
La victoire des musulmans, sous la conduite du sultan al-Kamil, est une preuve éclatante de leur résilience face aux invasions européennes. Ce succès consolide le pouvoir ayyoubide en Égypte, un centre stratégique du monde musulman. Al-Kamil sort de cette confrontation avec une réputation renforcée de stratège avisé, ayant su exploiter les conditions naturelles (les crues du Nil) et les failles organisationnelles des croisés pour obtenir un triomphe décisif.
Cette victoire contribue également à renforcer la cohésion politique et militaire au sein des territoires musulmans, qui s’unissent face à la menace extérieure. La Cinquième Croisade démontre une fois de plus que les musulmans ne sont pas seulement capables de défendre leurs terres mais aussi de tirer parti des désunions de leurs adversaires pour les écraser.
Al-Kamil s'affirme également comme un dirigeant pragmatique. Cette qualité devient particulièrement évidente quelques années plus tard, lorsqu’il choisit de négocier avec Frédéric II pendant la Sixième Croisade (1228-1229). Cette négociation aboutit à une restitution pacifique de Jérusalem, montrant qu’al-Kamil préfère la diplomatie lorsqu’elle peut préserver les intérêts musulmans, tout en évitant les confrontations prolongées et coûteuses.
Les résultats de la Cinquième Croisade contribuent à un réalignement des priorités dans les deux camps. Du côté chrétien, cette défaite marque le début d’un désintérêt progressif pour les croisades massives, ouvrant la voie à des initiatives plus ciblées et diplomatiques, comme celles de Frédéric II. Du côté musulman, elle renforce la perception que les croisés, bien que dangereux, sont loin d’être invincibles, ce qui stimule les efforts de consolidation interne et les stratégies défensives contre de futures incursions.
Ainsi, la Cinquième Croisade, malgré ses espoirs initiaux, devient un symbole de l’impasse des ambitions chrétiennes face à une opposition mieux organisée et à des réalités logistiques insurmontables. Les enseignements tirés de cet échec façonnent les approches des croisades futures, tant sur le plan militaire que diplomatique.
Pour les musulmans, la Cinquième Croisade (1217-1221) est perçue à la fois comme une menace sérieuse et une occasion de démontrer leur résilience face aux incursions chrétiennes. Les récits et points de vue issus de la tradition musulmane sur cette croisade mettent en lumière plusieurs aspects : la perception de l’agression croisée, la stratégie de défense d’al-Kamil, et les implications religieuses et politiques de cette victoire.
Du point de vue musulman, les croisades sont perçues comme une série d’agressions répétées contre le monde islamique. La Cinquième Croisade s’inscrit dans cette continuité, mais elle se distingue par son approche stratégique différente : attaquer directement l’Égypte, le cœur économique et politique des territoires ayyoubides.
Pour les musulmans, l’attaque contre Damiette en 1218 est une menace sérieuse. La ville, située à l’embouchure du Nil, contrôle l’accès fluvial vers Le Caire, la capitale égyptienne. Si elle tombe aux mains des croisés, l’intégrité de l’ensemble de l’Égypte est compromise. Cette situation est perçue comme une tentative directe de désarticuler l’empire ayyoubide, consolidé par Saladin au siècle précédent.
Les récits musulmans de l’époque décrivent les croisés comme des envahisseurs brutaux, motivés par des ambitions territoriales et des promesses spirituelles. Leur insistance sur la guerre sainte chrétienne est souvent comparée à l’effort des musulmans pour défendre leurs terres sous la bannière du djihad. Les chroniqueurs musulmans insistent sur la nécessité de résister fermement à cette nouvelle offensive.
Le sultan al-Kamil, fils d’al-Adel et neveu de Saladin, joue un rôle central dans la défense contre la Cinquième Croisade. Pour les musulmans, al-Kamil est vu comme un leader résolu et habile, combinant des compétences militaires impressionnantes à une grande finesse diplomatique.L’approche d’al-Kamil face à la menace croisée est double. Sur le plan militaire, il adopte une stratégie défensive pragmatique. Face au siège prolongé de Damiette, il ordonne des contre-attaques tout en cherchant à limiter les pertes humaines et matérielles. Lors de la marche des croisés vers Le Caire en 1221, il exploite habilement les crues du Nil pour inonder leurs positions, transformant un avantage géographique naturel en une arme dévastatrice. Cette utilisation des crues est décrite dans les récits musulmans comme un acte de génie tactique, montrant que Dieu soutient les défenseurs de l’islam.
Sur le plan diplomatique, al-Kamil fait preuve d’un pragmatisme exemplaire. Dès le siège de Damiette, il tente de négocier avec les croisés, offrant la restitution de Jérusalem en échange de leur retrait d’Égypte. Bien que cette offre soit refusée à l’époque, elle reflète une volonté d’éviter des confrontations inutiles tout en poursuivant les intérêts musulmans. Cette diplomatie sera réutilisée plus tard lors de la Sixième Croisade, où al-Kamil cède Jérusalem à Frédéric II sans combat, renforçant sa réputation d’homme d’État pragmatique.
Pour les musulmans, la reddition des croisés en septembre 1221 après leur défaite dans les plaines inondées près de Mansourah est une grande victoire. Elle est perçue comme une preuve supplémentaire que les croisés, bien qu’organisés et puissants, ne peuvent rivaliser avec une défense musulmane unie et déterminée.
Les chroniqueurs musulmans interprètent cette victoire comme une manifestation de la volonté divine. Les crues du Nil, utilisées contre les croisés, sont vues comme un signe que Dieu protège les terres de l’islam contre les envahisseurs. Cette vision renforce l’idée que le djihad est une cause légitime et sacrée, nécessitant la mobilisation collective des musulmans.
La victoire d’al-Kamil à Damiette consolide non seulement son pouvoir en Égypte mais aussi celui de la dynastie ayyoubide. Elle envoie un message clair à l’ensemble du monde musulman : malgré les invasions répétées, les croisés peuvent être vaincus, et l’islam peut préserver son intégrité face à ces menaces.
La Cinquième Croisade renforce l’unité politique dans les territoires ayyoubides. Al-Kamil, en sortant victorieux, gagne en légitimité en tant que défenseur de la foi et protecteur de l’Égypte. Cette victoire affaiblit également les alliances chrétiennes dans la région, démontrant que les croisades ne sont pas des forces invincibles.
Sur le plan religieux, cette croisade réaffirme l’importance du djihad en tant qu’obligation morale pour les musulmans. La résistance à Damiette est célébrée comme un exemple de foi et de courage, renforçant le sentiment de solidarité parmi les différentes communautés musulmanes.
Du point de vue des musulmans, la Cinquième Croisade est un épisode marquant où la stratégie, le pragmatisme et la foi se combinent pour repousser une agression étrangère. Al-Kamil émerge comme un leader symbolisant la résilience et la sagesse politique, et la victoire à Damiette est perçue comme une démonstration éclatante de la capacité des musulmans à défendre leurs terres sacrées face aux incursions chrétiennes. Cette victoire renforce la confiance dans les capacités de résistance du monde islamique, tout en mettant en lumière les failles de leurs adversaires.
Par Stéphane Jeanneteau, décembre 2014