En 1187, la prise de Jérusalem par Saladin, à la suite de la bataille de Hattin, marque un tournant dans l’histoire des croisades. Cet événement, perçu comme un désastre pour la Chrétienté, déclenche une vague d’émotions et de mobilisation en Europe. Jérusalem, ville symbolique pour les chrétiens, est désormais sous domination musulmane. Les tentatives de la troisième croisade (1189-1192), menée par Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste, permettent de regagner des positions stratégiques comme Acre, mais échouent à reconquérir Jérusalem. La cinquième croisade (1217-1221), malgré un effort coordonné pour attaquer l’Égypte, s’effondre face à la résistance musulmane et à des erreurs tactiques.
Ces échecs répétés affaiblissent le moral des Européens, tout en renforçant la nécessité de reprendre Jérusalem. La Chrétienté est convaincue que seule une nouvelle croisade, mieux planifiée et menée par des dirigeants puissants, peut renverser la situation.
Pendant cette période, l’Europe chrétienne est marquée par des rivalités politiques intenses. Les querelles entre le roi de France, le roi d’Angleterre et les princes du Saint-Empire romain germanique sapent les efforts d’unité nécessaires pour organiser une croisade efficace. Les intérêts personnels de ces dirigeants prennent souvent le pas sur les objectifs religieux.
En parallèle, le pouvoir papal joue un rôle ambigu. Si les papes appellent sans relâche à la croisade, ils doivent également faire face à des luttes internes, notamment contre des empereurs comme Frédéric II, dont les ambitions territoriales et politiques entrent en conflit avec celles de l’Église. Ces tensions affaiblissent le pouvoir central et ralentissent les préparatifs des campagnes militaires.
Frédéric II de Hohenstaufen, empereur du Saint-Empire romain germanique, est une figure complexe de l’époque. Monarque éclairé et érudit, il entretient des relations ambivalentes avec l’Église. En 1215, lors du quatrième concile du Latran, il fait le vœu de reprendre Jérusalem, un engagement vu comme un acte de foi et une opportunité de renforcer son autorité en tant qu’empereur chrétien.
Cependant, ses ambitions impériales le détournent de cet objectif. Frédéric passe les premières années de son règne à consolider son pouvoir en Sicile et en Italie, ce qui provoque des tensions croissantes avec le pape. En 1225, son mariage avec Isabelle II de Brienne, héritière du royaume de Jérusalem, lui confère une légitimité accrue pour diriger une croisade, mais il continue à retarder son départ, prétextant des problèmes logistiques et politiques.
Le pape Grégoire IX, exaspéré par ces reports successifs, interprète ces retards comme une insulte à l’autorité papale. En 1227, Frédéric est excommunié, une sanction rare pour un dirigeant aussi puissant. Cette excommunication complique sa position vis-à-vis des autres dirigeants européens, mais elle n’altère pas sa détermination à partir en croisade.
À la veille de la sixième croisade, la Chrétienté est à un carrefour. Le traumatisme de la perte de Jérusalem reste vif, mais les querelles politiques et les échecs militaires successifs ont sapé l’élan initial des croisades. Le leadership de Frédéric II, bien qu’entaché par des conflits avec le pape, incarne une lueur d’espoir. Sa capacité à conjuguer ambition personnelle et devoir religieux pourrait redéfinir la dynamique des croisades.
C’est dans ce contexte complexe et incertain que débute la sixième croisade, une expédition qui s’appuiera moins sur les armes que sur les mots, offrant une approche radicalement différente pour résoudre le conflit en Terre Sainte.
À la fin du XIIᵉ siècle, la Chrétienté est marquée par une succession d’échecs dans ses tentatives de reconquérir Jérusalem, perdue en 1187 après la bataille de Hattin. Cet événement, orchestré par Saladin, a laissé une profonde cicatrice dans l’imaginaire chrétien, renforcée par la conviction que les croisades sont une mission sacrée et incontournable. Malgré la troisième croisade (1189-1192), qui a permis de reprendre certaines villes côtières, Jérusalem reste aux mains des musulmans.
La cinquième croisade (1217-1221) s’est également soldée par un échec cuisant. La stratégie des croisés de prendre l’Égypte, considérée comme la clé de la domination sur la Terre Sainte, a échoué face à une résistance farouche et à des erreurs stratégiques. Ces revers nourrissent un sentiment d’urgence dans le monde chrétien, mais aussi une fatigue croissante face à des conflits qui s’éternisent.
Les divisions internes parmi les royaumes chrétiens affaiblissent leur capacité à agir de manière coordonnée. La rivalité entre le roi d’Angleterre et le roi de France, exacerbée par leurs ambitions territoriales, détourne l’attention des campagnes croisées. Parallèlement, les seigneurs locaux hésitent à se mobiliser, préoccupés par leurs propres querelles ou par le coût financier exorbitant de ces expéditions.
L’Église, bien qu’elle soit le moteur idéologique des croisades, doit faire face à des contestations internes. Les tensions entre le Saint-Siège et les puissants souverains comme Frédéric II illustrent les difficultés du pape à imposer son autorité, même sur des questions d’une importance religieuse capitale.
Frédéric II, empereur du Saint-Empire romain germanique, est une figure paradoxale. Considéré comme l’un des esprits les plus éclairés de son époque, il est également décrit comme un monarque pragmatique, voire cynique. Dès 1215, il s’engage à conduire une croisade, mais ses priorités politiques l’éloignent de cet objectif.
Son mariage avec Isabelle II, héritière du royaume de Jérusalem, en 1225, renforce sa position en lui conférant une légitimité directe sur le trône du royaume croisé. Toutefois, ses querelles constantes avec la papauté retardent son départ. En 1227, face à de nouveaux délais, le pape Grégoire IX prend une mesure drastique en l’excommuniant, une sanction qui aurait pu l’isoler politiquement, mais qui, paradoxalement, renforce son autonomie dans la gestion de la croisade.Cette situation complexe place Frédéric dans une position unique : un empereur engagé dans une croisade, mais sans le soutien explicite de l’Église. Ce contexte inhabituel jette les bases d’une croisade qui s’appuiera davantage sur la diplomatie que sur les armes.
En juin 1228, Frédéric II embarque pour la Terre Sainte avec une armée modeste, loin des contingents massifs des croisades précédentes. Conscient de ses limites militaires, il mise sur ses talents diplomatiques et son intelligence stratégique. Lorsqu’il arrive à Acre en septembre, il trouve un climat politique tendu, aggravé par son excommunication. Les croisés locaux, divisés entre factions, hésitent à soutenir un chef qui n’a pas l’appui de l’Église.
Frédéric profite des divisions au sein de la dynastie ayyoubide. Le sultan al-Kâmil d’Égypte, confronté à des rivalités internes, cherche à consolider son pouvoir et à éviter une guerre coûteuse. Ces circonstances offrent à Frédéric une opportunité de négocier un accord avantageux.
Après plusieurs mois de discussions, le traité de Jaffa est signé le 18 février 1229. Ce traité est une prouesse diplomatique : il restitue Jérusalem, Bethléem et Nazareth aux chrétiens, tout en laissant les lieux saints musulmans sous contrôle islamique. Une trêve de dix ans est également instaurée, offrant une période de stabilité relative.
En mars 1229, Frédéric II entre à Jérusalem et se couronne lui-même roi dans l’église du Saint-Sépulcre. Ce geste symbolique, bien que fort, est marqué par l’absence du patriarche de Jérusalem, qui refuse de légitimer un empereur excommunié. Cette scène illustre l’ambiguïté du triomphe de Frédéric : une victoire diplomatique reconnue par ses contemporains, mais rejetée par l’Église.
La restitution de Jérusalem en 1229, obtenue sans effusion de sang, est une réalisation remarquable dans le contexte des croisades, où la violence était jusqu’alors la norme. Pour une partie de la Chrétienté, Frédéric II est salué comme un souverain visionnaire et un négociateur habile, capable d’obtenir par la diplomatie ce que les armées croisées avaient échoué à accomplir à plusieurs reprises.
Cependant, cette victoire est entachée par la complexité de la position de Frédéric. Son excommunication, prononcée par le pape Grégoire IX, divise les opinions : d’un côté, certains chrétiens jugent que son indépendance face à l’Église est un signe de pragmatisme, tandis que d’autres, notamment parmi le clergé, perçoivent son succès comme illégitime et spirituellement douteux.
L’absence de combat, bien que salutaire pour éviter des pertes humaines, suscite également des critiques. Certains considèrent que l’accord avec les musulmans a compromis les idéaux mêmes des croisades, qui étaient de « libérer » Jérusalem par la force au nom de la foi chrétienne.
Du côté musulman, le traité de Jaffa est perçu comme une concession nécessaire plutôt qu’un revers majeur. Le sultan al-Kâmil, confronté à des luttes de pouvoir internes au sein de la dynastie ayyoubide, y voit un moyen d’assurer une stabilité régionale tout en maintenant un contrôle musulman sur les lieux saints les plus symboliques, comme le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa.
La trêve de dix ans permet aux États musulmans de se concentrer sur leurs conflits internes et de se préparer à d’éventuelles futures attaques croisées. Al-Kâmil renforce également sa position face à ses rivaux, en apparaissant comme un dirigeant capable de gérer habilement la menace chrétienne tout en préservant les intérêts islamiques essentiels.
La sixième croisade marque un tournant majeur dans l’histoire des croisades et dans les relations entre civilisations opposées. Contrairement aux expéditions précédentes, où la guerre était perçue comme le seul moyen de résoudre le conflit entre chrétiens et musulmans, cette croisade démontre que la diplomatie peut produire des résultats significatifs, parfois supérieurs à ceux obtenus par la force.
Ce succès diplomatique met également en lumière les limites des croisades militaires traditionnelles, souvent handicapées par des querelles internes et des stratégies inadéquates. L’exemple de Frédéric II inspire un débat plus large sur la manière de mener des croisades, certains y voyant une nouvelle voie, tandis que d’autres dénoncent un affaiblissement des idéaux guerriers associés à ces expéditions.
Enfin, cette croisade souligne la complexité des relations entre l’Église et les pouvoirs laïques. L’excommunication de Frédéric, combinée à son succès sur le terrain, illustre les tensions croissantes entre la papauté et les monarques européens, annonçant des défis politiques et religieux à venir dans la Chrétienté.
La sixième croisade, en obtenant la restitution de Jérusalem sans combat, représente une victoire unique mais controversée. Elle met en lumière la puissance de la diplomatie dans un contexte de guerre sainte, tout en reflétant les tensions internes à la Chrétienté et les calculs stratégiques du monde musulman. Cette croisade restera un exemple singulier dans l’histoire, où la parole a prévalu sur l’épée.
Pour les musulmans, le traité de Jaffa de 1229, conclu entre Frédéric II et le sultan al-Kâmil, est perçu avant tout comme une décision pragmatique. La dynastie ayyoubide, fondée par Saladin, est en pleine période de tensions internes. Al-Kâmil, qui règne sur l'Égypte, doit faire face à des rivalités avec ses frères, qui contestent son autorité et menacent de diviser le territoire. Dans ce contexte, l'accord avec Frédéric est une manœuvre politique visant à stabiliser sa position et à éviter une confrontation militaire coûteuse et risquée.
Ce point de vue reflète une vision réaliste de la situation. Plutôt que de se lancer dans une guerre incertaine, al-Kâmil choisit de négocier une trêve qui lui permet de se concentrer sur ses propres défis internes tout en préservant les lieux saints musulmans, comme le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa.
Bien que certains musulmans aient critiqué la restitution de Jérusalem aux chrétiens, la perception générale est que cette concession était temporaire et limitée. Al-Kâmil s'assure que les musulmans conservent le contrôle des lieux religieux centraux de l'islam, minimisant ainsi l'impact symbolique de la perte de la ville. De plus, en instaurant une trêve de dix ans, il gagne un répit précieux pour renforcer son pouvoir face à ses rivaux.
Pour de nombreux érudits musulmans contemporains de l'époque, l'accord est justifié par le concept de "maslahah" (l'intérêt commun), une notion dans la jurisprudence islamique qui permet de prioriser la préservation des ressources et la sécurité collective sur des actions risquées ou coûteuses.
Les chroniqueurs musulmans, tels qu'Ibn Wasil ou Abu Shama, abordent la sixième croisade avec une certaine ambivalence. Si certains louent la sagesse d’al-Kâmil, d’autres critiquent ce qu’ils perçoivent comme une capitulation devant un souverain chrétien, en particulier un empereur excommunié par son propre pape. Ces critiques sont toutefois atténuées par le fait que la souveraineté musulmane sur les lieux saints est maintenue et que la ville de Jérusalem reste entourée de territoires musulmans, minimisant les conséquences stratégiques de la concession.
Pour une partie de l'élite musulmane, l'attitude de Frédéric II, décrite comme respectueuse et cultivée, contraste avec celle des croisés précédents. Connu pour son intérêt pour la culture islamique et ses connaissances en arabe, Frédéric gagne une certaine estime dans les cercles intellectuels musulmans. Sa capacité à négocier plutôt qu'à combattre est vue comme une reconnaissance implicite de la puissance musulmane et une preuve de la supériorité de la diplomatie sur la guerre.
Dans une perspective plus large, le traité de Jaffa est perçu comme une victoire stratégique pour les musulmans. En limitant l'expansion chrétienne à Jérusalem et à quelques villes, al-Kâmil parvient à éviter un affrontement direct tout en consolidant ses propres bases de pouvoir. Les dix années de paix prévues par l'accord permettent également aux États musulmans de se reconstruire et de préparer leurs forces pour d’éventuelles confrontations futures.
Pour les musulmans, la sixième croisade n'est pas un désastre, mais plutôt une manœuvre politique intelligente. Al-Kâmil, en traitant avec Frédéric II, protège les intérêts essentiels de l'islam tout en renforçant sa position face à ses ennemis internes. Bien que la restitution de Jérusalem soit un sujet de débat, la préservation des lieux saints et l'instauration d'une trêve sont vues comme des victoires significatives. Cette croisade, atypique par sa nature diplomatique, reflète les complexités des relations entre les deux mondes et illustre l'importance de l'équilibre entre pragmatisme et principes religieux.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Date : Décembre 2014