À la fin du VIIe siècle, les Bulgares, un peuple semi-nomade d'origine turco-mongole, faisaient face à une menace existentielle. Depuis des décennies, leur territoire ancestral, situé entre le bas-Danube et la mer d'Azov, subissait les assauts répétés des Khazars, une autre puissance nomade en expansion. Ces invasions désorganisèrent profondément la « Grande Bulgarie », le premier royaume unifié bulgare fondé par le khan Kubrat. À la mort de ce dernier, ses fils héritèrent d’un royaume en proie à des divisions internes et à la pression militaire des Khazars. Pour échapper à l’anéantissement, une partie du peuple bulgare, dirigée par Asparoukh, fils de Kubrat, se mit en marche vers l’ouest, cherchant refuge et de nouvelles terres à coloniser.
Ce périple les mena jusqu’au delta nord du Danube, un territoire stratégique à la croisée des chemins entre l’Empire byzantin et les Balkans slaves. Cette région, riche en ressources naturelles et défendue par des obstacles naturels comme le Danube lui-même, constituait un refuge idéal pour ces populations en quête de stabilité. En s’établissant dans cette région, Asparoukh marqua le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des Bulgares. Cependant, leur installation dans ces terres ne se fit pas sans heurts. En quête de ressources et d’opportunités, les Bulgares commencèrent à lancer des raids contre les provinces byzantines voisines, ravageant la Mésie et constituant une menace croissante pour la Thrace. Ces incursions répétées, associées à l’affaiblissement des forces byzantines dues à des guerres sur d’autres fronts, marquèrent le début d’une relation complexe et conflictuelle entre Byzance et ce nouveau peuple aux frontières de son empire.
Face à la menace bulgare grandissante, l’empereur byzantin Constantin IV (règne : 668-685) comprit qu’il devait agir pour protéger les frontières septentrionales de l’empire. En 680-681, il lança une vaste campagne militaire pour repousser ces intrus et rétablir l’ordre dans la région du Danube. Cette campagne, bien qu’ambitieuse, fut marquée par un échec cuisant lors de la bataille d’Ongala. Les Bulgares, utilisant un terrain avantageux et des tactiques de combat adaptées à leur environnement, infligèrent une défaite humiliante à l’armée byzantine.
Cette victoire permit à Asparoukh de consolider son contrôle sur la région et de poser les bases d’un État bulgare naissant. Il établit Pliska comme capitale, une ville fortifiée entourée de défenses complexes, et développa un réseau de fortifications le long du Danube, témoignant d’une organisation militaire avancée. Cette nouvelle puissance, bien que située aux marges de l’empire, représentait une menace directe pour la stabilité byzantine. Pour éviter de nouvelles incursions et préserver ses forces, Constantin IV fut contraint de conclure une paix désavantageuse. Cette paix, qui incluait un tribut annuel payé aux Bulgares, consacrait de facto la reconnaissance du jeune Empire bulgare.
Le règne d’Asparoukh marque ainsi une période de transition cruciale. En moins d’une décennie, les Bulgares passèrent du statut de peuple migrateur à celui de puissance territoriale organisée. Ils établirent des institutions politiques et militaires solides, tout en intégrant des éléments culturels des populations locales slaves. Cette alliance stratégique avec les Slaves, basée sur des intérêts communs et un mélange progressif des populations, permit aux Bulgares de s’inscrire durablement dans la région, façonnant le paysage politique des Balkans pour les siècles à venir.
Le successeur d’Asparoukh, le khan Tervel (règne : 700-721), hérita d’un État en pleine consolidation, mais confronté à de nouveaux défis. Sous son règne, l’Empire bulgare poursuivit son expansion tout en développant des relations complexes avec ses voisins, notamment l’Empire byzantin. En 705, Tervel joua un rôle décisif dans les affaires byzantines en soutenant le retour de Justinien II sur le trône de Constantinople. En échange de son aide militaire, Tervel obtint des récompenses significatives : des trésors en or, en argent et en soie, le titre prestigieux de « césar », et la cession de la région de Zagore, un territoire situé entre les Balkans et la mer Noire. Cette acquisition stratégique renforça la position des Bulgares dans le sud des Balkans et augmenta leur influence sur les routes commerciales et militaires.
Cependant, cette alliance fragile entre Tervel et Justinien II se dégrada rapidement. Les ambitions de Justinien de reprendre Zagore et de réaffirmer le contrôle byzantin sur les Balkans menèrent directement à une nouvelle confrontation armée. En 708, Justinien rassembla ses forces et marcha contre les Bulgares, déclenchant ainsi la bataille d’Anchialos, l’un des affrontements les plus mémorables de l’époque.
La bataille d’Anchialos s’inscrit dans un contexte de rivalités croissantes entre Byzance et l’Empire bulgare. Après la défaite à Ongala, l’Empire byzantin cherchait à restaurer son autorité dans les Balkans, une région devenue instable à cause de l’émergence de nouvelles puissances slaves et bulgares. Pour Justinien II, cette bataille représentait une occasion de reconquérir Zagore, de restaurer le prestige de l’armée impériale et de réduire la menace bulgare qui pesait sur ses frontières.
Anchialos, située près de la côte actuelle de la mer Noire à Pomorié, constituait un site stratégique pour les Byzantins. Contrôler cette région signifiait avoir un accès direct à des routes commerciales importantes tout en sécurisant les positions dans le sud des Balkans. Cependant, Justinien sous-estima les forces de Tervel, ainsi que les capacités tactiques des Bulgares à exploiter le terrain à leur avantage.
La bataille elle-même fut marquée par une série d’erreurs stratégiques du côté byzantin, notamment une installation imprudente du camp sans protection adéquate, une dispersion des troupes pour collecter des provisions, et une confiance excessive dans leur supériorité numérique. Ces failles furent exploitées avec brio par Tervel, qui utilisa des tactiques de surprise et une coordination parfaite entre sa cavalerie et son infanterie pour infliger une défaite humiliante aux Byzantins.
La bataille d’Anchialos de 708 trouve son origine dans les tensions croissantes entre l’Empire byzantin et l’Empire bulgare. Après avoir soutenu le retour au trône de Justinien II, le khan Tervel, chef des Bulgares, avait obtenu en récompense des territoires stratégiques, notamment la région de Zagore, située au sud des Balkans. Cependant, cette concession, perçue comme une humiliation par l’élite byzantine, ne fut jamais totalement acceptée par Justinien II, qui voyait dans cette perte un affront à l’autorité impériale. Animé par le désir de restaurer le prestige de Byzance et de reprendre Zagore, Justinien rassembla une armée et lança une expédition militaire en direction de la cité d’Anchialos.
Anchialos, une cité fortifiée proche de la mer Noire, représentait une position clé. Située sur des routes commerciales et militaires majeures, elle constituait une porte d’accès stratégique vers les Balkans. Pour les Byzantins, établir une tête de pont à Anchialos offrait l’opportunité de menacer les positions bulgares et de restaurer leur influence dans la région. Cependant, la campagne fut précipitée, marquée par une planification insuffisante et un excès de confiance de la part de l’empereur Justinien II.
Le débarquement byzantin à Anchialos se fit sans encombre. Les troupes impériales, arrivées par la mer, établirent un campement près de la cité fortifiée. Fort de la taille et de l’équipement de son armée, Justinien II se montra négligent, omettant de protéger son camp par des fortifications ou des patrouilles régulières. Confiant dans sa supériorité, il sous-estima la capacité de réaction de l’armée bulgare.
Tervel, conscient des mouvements de l’armée byzantine, utilisa le terrain à son avantage. Les monts environnants, offrant des positions dissimulées, permirent aux forces bulgares de surveiller les Byzantins et de préparer une embuscade. Les Bulgares, maîtres dans l’art de la guerre de mouvement, exploitèrent la dispersion des troupes byzantines, ces dernières s’éparpillant pour collecter des provisions et explorer les alentours.
L’attaque bulgare fut rapide et décisive. La cavalerie bulgare, fer de lance de l’armée de Tervel, fondit sur les Byzantins avec une coordination impeccable. Les soldats impériaux, pris au dépourvu, furent incapables de se réorganiser face à l’assaut. Les lignes byzantines s’effondrèrent, et le camp impérial, laissé sans défense, fut pris d’assaut par l’infanterie bulgare. Cette attaque surprise causa des pertes énormes pour les Byzantins : une grande partie de leurs chevaux et de leurs provisions fut capturée, et de nombreux soldats furent tués ou capturés.
L’empereur Justinien II, témoin de cette débâcle, fut contraint de battre en retraite avec les rares survivants. Réfugié dans un camp de fortune, il passa trois jours à Anchialos avant de quitter discrètement les lieux sous la couverture de la nuit pour regagner Constantinople. Cet abandon précipité renforça encore l’humiliation de l’Empire byzantin.
La défaite d’Anchialos eut des conséquences profondes pour l’Empire byzantin :
Perte de Zagore : La victoire bulgare scella la domination de Tervel sur Zagore, qui resta sous contrôle bulgare pendant des siècles. Ce territoire, riche en ressources et stratégiquement situé, permit aux Bulgares de consolider leur influence dans les Balkans.
Affaiblissement de l’autorité impériale : Pour Justinien II, cette défaite fut un coup dur. Déjà contesté pour sa politique intérieure autoritaire et ses échecs militaires, il perdit encore davantage de légitimité aux yeux de son aristocratie et de son armée. Cet échec accéléra la chute de son régime, culminant avec son assassinat en 711.
Renforcement de l’Empire bulgare : La victoire d’Anchialos affirma la puissance militaire des Bulgares et renforça leur position diplomatique dans la région. Tervel, en tant que chef militaire et politique, gagna en prestige, consolidant l’autorité de son jeune empire. Cette victoire marqua également le début d’une série d’affrontements entre Byzance et les Bulgares, qui allaient dominer les relations dans les Balkans pendant les siècles suivants.
Impact sur les stratégies militaires byzantines : La bataille d’Anchialos révéla les failles des tactiques byzantines face à des ennemis utilisant la guerre de mouvement et des embuscades. Les leçons tirées de cet échec influencèrent les doctrines militaires byzantines ultérieures, mettant davantage l’accent sur la reconnaissance et la protection des arrières.
La victoire décisive des Bulgares à Anchialos permit au khan Tervel de renforcer son emprise sur la région de Zagore, un territoire stratégique situé au sud des Balkans. Ce contrôle consolidait une position clé pour les Bulgares, leur offrant non seulement un avantage géographique mais aussi des ressources essentielles pour leur expansion. La possession de Zagore permit à l’Empire bulgare de sécuriser ses frontières méridionales tout en établissant une base solide pour des opérations militaires et commerciales futures.
Cette région servit de point de départ pour des incursions répétées contre les provinces byzantines, mettant en lumière la montée en puissance du jeune Empire bulgare. En se positionnant ainsi au cœur des Balkans, les Bulgares démontrèrent leur capacité à rivaliser directement avec Byzance, une puissance qui, jusque-là, dominait largement la région. La victoire à Anchialos n’était pas seulement une victoire militaire, mais un symbole du changement d’équilibre dans les Balkans, marquant le début de l’affirmation bulgare en tant qu’acteur politique et militaire majeur.
Pour Byzance, la défaite à Anchialos eut des conséquences dévastatrices. L’échec de Justinien II à reprendre Zagore et à contenir l’expansion bulgare révéla les faiblesses structurelles de l’Empire byzantin à cette époque. Déjà impopulaire en raison de son gouvernement autoritaire et de sa politique fiscale oppressante, Justinien II perdit encore davantage de soutien auprès de l’aristocratie et de l’armée.
L’humiliation subie à Anchialos affaiblit sa légitimité en tant qu’empereur. Cet échec, combiné à sa politique de répression brutale contre les dissidents, provoqua une série de rébellions internes qui minèrent encore davantage la stabilité de l’Empire. En 711, seulement trois ans après la bataille, Justinien II fut finalement assassiné, mettant fin à un règne marqué par l’instabilité et les échecs militaires.
La défaite de 708 eut également un impact psychologique sur l’armée byzantine, autrefois considérée comme invincible face aux peuples des Balkans. La perte de troupes, de ressources et de prestige affaiblit considérablement la capacité de Byzance à maintenir son influence dans les Balkans, ouvrant la voie à une série de conflits qui allaient redéfinir la région.
La bataille d’Anchialos renforça la méfiance entre Byzance et ses voisins septentrionaux, en particulier l’Empire bulgare. Les Bulgares, forts de leur victoire, commencèrent à s’imposer comme une puissance incontournable dans les Balkans. Leur alliance occasionnelle avec d’autres peuples nomades, comme les Khazars et les Avars, élargit leur influence dans la région et menaça davantage l’hégémonie byzantine.
La montée en puissance des Bulgares obligea Byzance à réévaluer sa stratégie dans les Balkans. Plutôt que de tenter des reconquêtes militaires coûteuses, les empereurs byzantins qui succédèrent à Justinien II adoptèrent une approche plus prudente, combinant diplomatie, alliances ponctuelles et paiements de tributs pour limiter les incursions bulgares.
Par ailleurs, cette victoire bulgare attira l’attention d’autres puissances européennes et asiatiques. L’Empire bulgare, en consolidant sa position, devint un acteur diplomatique et militaire respecté, capable de rivaliser avec Byzance et d’influencer les dynamiques politiques au sein des Balkans et au-delà.
La bataille d’Anchialos de 708 fut bien plus qu’un simple affrontement militaire. Elle symbolisa l’échec des Byzantins à contenir l’émergence de nouvelles puissances dans les Balkans et marqua un tournant dans l’équilibre des forces régionales. Pour les Bulgares, cette victoire constitua une étape clé dans la consolidation de leur empire et dans l’affirmation de leur rôle de protagoniste majeur dans l’histoire médiévale des Balkans. Quant à Justinien II, son ambition mal préparée et sa gestion désastreuse de la campagne militaire scellèrent son destin et précipitèrent la fin de son règne.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, octobre 2012.