En 632, le khan Koubrat, chef charismatique des Bulgares, réussit l’exploit de fédérer son peuple en une entité politique solide : la Grande Bulgarie. Ce vaste territoire s’étend entre la mer Noire et la mer Caspienne, une région stratégique à la croisée des routes commerciales reliant l’Europe orientale, le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Cette union marque une ère de prospérité relative, avec une consolidation politique et militaire qui permet aux Bulgares de résister aux pressions extérieures, notamment celles des Byzantins à l’ouest et des tribus nomades à l’est.
Cependant, cette période d’unité est de courte durée. La mort de Koubrat dans les années 660 ouvre une période d’incertitude et de division. Ses fils, incapables de maintenir l’unité de la Grande Bulgarie, se répartissent le territoire, un choix qui affaiblit considérablement leur pouvoir face aux menaces extérieures. Cette fragmentation profite aux Khazars, un puissant peuple cavalier d’origine turcique, qui s’impose comme une force dominante dans la région. Leur expansion rapide met en péril les héritiers de Koubrat et les pousse à prendre des chemins divergents.
À la mort de leur père, les fils de Koubrat héritent de territoires divisés. Cependant, leur incapacité à collaborer face aux menaces extérieures scelle le destin de la Grande Bulgarie. Chaque fils tente de préserver son pouvoir dans un contexte de pression militaire croissante, notamment des Khazars, dont l’expansion devient rapidement irrésistible.
Batbayan : L’aîné et la soumission aux Khazars
Batbayan, en tant qu’aîné, hérite du cœur de la Grande Bulgarie, mais il se retrouve rapidement confronté à la puissance croissante des Khazars. Ces derniers, dotés d’une cavalerie redoutable et d’une stratégie d’expansion agressive, écrasent les forces de Batbayan. Incapable de résister, il est contraint de se reconnaître vassal des Khazars. Cette défaite marque la fin de la souveraineté sur la partie centrale de la Grande Bulgarie, qui passe sous contrôle khazar.
Kouber : La fondation de la Bulgarie de la Volga
Contrairement à son frère, Kouber prend une autre voie. Il migre vers le nord avec son peuple et fonde ce qui deviendra la Bulgarie de la Volga. Ce nouvel État, situé sur les rives de la Volga et de la Kama, prospère grâce à son positionnement stratégique sur les routes commerciales entre l’Europe, l’Asie centrale et le monde islamique. La Bulgarie de la Volga s’affirme comme une entité économique et culturelle florissante, qui jouera un rôle important dans l’histoire médiévale.
Asparoukh : La quête de nouveaux horizons
Asparoukh, quant à lui, décide de se tourner vers l’ouest pour échapper à l’étau khazar. Après un long périple, il mène son peuple vers les terres situées au nord du Bas-Danube, dans la région d’Ongal. Ces terres marécageuses, difficiles d’accès, offrent un refuge stratégique contre les incursions ennemies et posent les bases d’un nouveau territoire bulgare. C’est dans cette région qu’Asparoukh construit un réseau de fortifications rudimentaires mais efficaces, préparant son peuple à résister aux attaques extérieures.
L’installation des Bulgares dans la région d’Ongal marque le début d’un conflit ouvert avec l’Empire byzantin. Les forteresses byzantines de la Paristrie, situées non loin, deviennent la cible de raids fréquents menés par les Bulgares. Ces attaques, combinées à la présence d’Asparoukh dans cette zone stratégique, inquiètent profondément Constantinople.
À la même époque, l’Empire byzantin est déjà sous une forte pression militaire. Les Arabes assiègent Constantinople, obligeant les Byzantins à concentrer leurs forces sur cette menace existentielle. Cependant, en 678, la flotte arabe est vaincue, et Constantinople signe une paix temporaire avec ses assaillants. Cette trêve permet à l’empereur Constantin IV de rediriger son attention vers les Bulgares, qu’il perçoit comme une menace croissante. La confrontation devient inévitable, marquant le prélude à l’une des batailles les plus significatives de l’histoire des Balkans.
L’année 680 constitue un moment crucial pour l’histoire de la région balkanique. Après des années de tensions croissantes, le conflit entre l’Empire byzantin et les Bulgares dirigés par Asparoukh atteint son paroxysme. Constantin IV, empereur de Byzance, galvanisé par la récente victoire contre les Arabes, décide de concentrer ses efforts sur l’élimination de la menace bulgare. Cette décision n’est pas seulement stratégique : elle vise à réaffirmer l’autorité impériale dans une région où le contrôle byzantin s’effrite face à la montée en puissance des tribus slaves et bulgares.
Pour cette expédition, Constantin IV mobilise une force colossale :
Cependant, cette impressionnante démonstration de force est marquée par des faiblesses structurelles. L’armée byzantine, bien que nombreuse, est étirée sur plusieurs fronts. Les récentes guerres contre les Arabes et d’autres peuples barbares ont épuisé les ressources impériales. De plus, la logistique d’une campagne aussi vaste s’avère complexe, surtout dans une région difficile d’accès comme celle d’Ongal.
Face à cette menace, Asparoukh et ses alliés, les Sept Tribus slaves, adoptent une stratégie défensive intelligente. Plutôt que d’affronter directement l’imposante armée byzantine sur un terrain ouvert, ils exploitent les caractéristiques naturelles de la région pour neutraliser les avantages numériques et logistiques de l’ennemi.
Exploitation du terrain : la forteresse naturelle d’Ongal
La région d’Ongal, située au nord du Bas-Danube, se caractérise par de vastes marais et des zones inondées. Ce paysage difficile limite les mouvements des armées régulières, notamment celles dépendant de formations rigoureuses comme les Byzantins.
Une guerre d’usure : épuiser l’ennemi
Asparoukh et ses troupes mènent une guerre d’usure, refusant un affrontement direct et préférant harceler l’armée byzantine par des embuscades et des escarmouches.
L’absence de Constantin IV du champ de bataille, due à une blessure à la jambe qui l’oblige à se retirer temporairement à Messembria pour se soigner, a des conséquences désastreuses pour l’armée byzantine. Bien que les officiers tentent de maintenir l’ordre, la perception d’un abandon de l’empereur affaiblit la discipline et le moral des troupes. L’incapacité à progresser dans les marais et le manque de soutien logistique aggravent la situation.
Les troupes byzantines, épuisées, se replient progressivement, mais cette manœuvre tourne rapidement au chaos. La confusion au sein des rangs, combinée aux attaques opportunes des Bulgares, transforme cette retraite en une déroute complète.
La bataille d’Ongal illustre la différence fondamentale entre les stratégies byzantine et bulgare :
En concentrant leurs efforts sur l’usure et en évitant un affrontement direct, Asparoukh et ses troupes transforment les faiblesses byzantines en avantages stratégiques décisifs. Ce choix tactique pave la voie à une victoire qui changera durablement l’équilibre des forces dans les Balkans.
La bataille de l’Ongal en 680 est un exemple frappant de victoire remportée par une armée inférieure en nombre mais supérieure dans sa connaissance du terrain et son utilisation de stratégies adaptées. Après une longue période d’usure et de pression exercée sur les Byzantins, la situation tourne définitivement à l’avantage des Bulgares lorsque l’armée byzantine, épuisée et démoralisée, décide de battre en retraite. Ce retrait mal organisé se transforme rapidement en une débâcle totale, offrant aux Bulgares l’occasion de porter un coup fatal à une armée jadis redoutée.
Lorsque l’empereur Constantin IV se retire du champ de bataille pour soigner une blessure à la jambe, la nouvelle se répand rapidement parmi les soldats byzantins. Ce départ, perçu comme un abandon, achève de briser le moral d’une armée déjà affaiblie par le manque de vivres, les maladies, et l’échec répété des tentatives pour percer les lignes bulgares. Les troupes, privées d’un commandement ferme, commencent à se retirer sans coordination, espérant regagner des positions plus sûres au sud.
Cette retraite, toutefois, s’effectue dans des conditions catastrophiques :
Les conséquences de cette défaite sont dramatiques pour l’armée byzantine. Dans la panique, une grande partie des soldats est piégée dans les marais ou massacrée par les forces bulgares. Ceux qui parviennent à s’échapper le font dans un désordre tel qu’ils perdent leur capacité à se regrouper efficacement.
La victoire bulgare à l’Ongal repose largement sur l’utilisation ingénieuse du terrain par Asparoukh et ses alliés. Cette région marécageuse, bien que peu propice aux manœuvres classiques, est exploitée avec brio par les Bulgares pour neutraliser les avantages de l’armée byzantine.
La bataille de l’Ongal est bien plus qu’un succès militaire pour les Bulgares : elle scelle l’échec d’une tentative byzantine de reprendre le contrôle des Balkans et ouvre la voie à la fondation du Premier Empire bulgare. Cette victoire, obtenue contre une armée impériale numériquement et technologiquement supérieure, démontre l’efficacité de stratégies adaptées et l’importance de l’alliance avec les tribus slaves.
En maîtrisant leur environnement et en exploitant les faiblesses byzantines, Asparoukh et ses forces changent durablement la dynamique régionale. Les Byzantins, humiliés, se voient contraints de reconnaître officiellement la souveraineté bulgare sur une vaste portion des Balkans, un tournant décisif dans l’histoire de cette région.
Plan de la bataille.
La victoire décisive des Bulgares à la bataille d’Ongal en 680 dépasse de loin le simple cadre militaire. Elle marque un tournant géopolitique majeur dans l’histoire des Balkans, entraînant des changements durables dans les rapports de force entre l’Empire byzantin, les tribus slaves, et le peuple bulgare. L’impact immédiat de cette victoire se traduit par l’établissement d’un nouvel État puissant : le Premier Empire bulgare. À long terme, cet événement contribue à remodeler la carte politique, culturelle et religieuse de l’Europe de l’Est.
La victoire d’Ongal ouvre la voie à une série de conquêtes et d’installations qui permettent aux Bulgares de s’établir durablement au sud du Danube. Dès 681, les forces bulgares et leurs alliés slaves franchissent les frontières naturelles et pénètrent dans les terres des Balkans, s’emparant de territoires stratégiques.
Conquêtes immédiates
Après avoir consolidé leur position au nord du Danube, les Bulgares avancent rapidement dans la Mésie et la Paristrie, des régions riches en ressources et stratégiquement situées. Les Byzantins, affaiblis par leur défaite et incapables de mobiliser une nouvelle armée, sont contraints d’abandonner ces territoires.
Dans la foulée, les Bulgares franchissent les monts Haemos (actuels Balkans) et envahissent la Thrace. Ces offensives aboutissent à un affrontement final en 681, lors duquel les forces bulgares infligent une nouvelle défaite humiliante aux Byzantins.
Un traité humiliant pour Byzance
Conscient de l’incapacité de son armée à contenir cette nouvelle puissance, Constantin IV entame des négociations. Le traité signé en 681 reconnaît officiellement la création d’un État bulgare englobant la Gétique, la Mésie et la Paristrie.
Cet accord impose également à Byzance le paiement d’un tribut annuel aux Bulgares, une concession inédite et humiliante pour un empire qui, jusque-là, considérait les tribus balkaniques comme vassales ou subordonnées.
Le nouvel État bulgare, dirigé par Asparoukh, devient rapidement une force incontournable dans les Balkans. Sa création redéfinit les équilibres politiques et culturels dans la région.
Fédération des tribus slaves
L’État bulgare ne se limite pas à un peuple unique. Asparoukh s’appuie sur les Sept Tribus slaves, avec lesquelles il avait forgé une alliance avant la bataille d’Ongal. Ces tribus, intégrées dans la structure politique bulgare, forment la base démographique et militaire de l’Empire.
Cette fédération garantit une stabilité politique et militaire, et permet aux Bulgares de résister efficacement aux futures incursions ennemies, qu’elles viennent des Byzantins, des Avars ou d’autres peuples des steppes.
Rôle culturel et spirituel
Au-delà de sa puissance militaire, le Premier Empire bulgare devient un centre culturel et spirituel majeur pour le monde slave. Durant les siècles suivants, il joue un rôle crucial dans la transmission de l’écriture et de la religion orthodoxe aux peuples slaves grâce à la création de l’alphabet cyrillique et à la christianisation sous Boris Ier au IXe siècle.
Ce rôle central confère à la Bulgarie une position unique dans l’Europe médiévale : un pont entre le monde byzantin et les peuples slaves, mais aussi une puissance capable de rivaliser avec ses voisins.
La création de l’État bulgare marque également une étape décisive dans le déclin du contrôle byzantin sur l’intérieur des terres balkaniques. Déjà affaibli par les invasions slaves et avares des siècles précédents, l’Empire byzantin subit avec cette défaite une humiliation durable.
Érosion du contrôle territorial
Jusqu’à la bataille d’Ongal, les Byzantins maintenaient une influence relative sur les Sklavinies (les tribus slaves installées dans les Balkans), qui reconnaissaient, au moins nominalement, l’autorité impériale. Avec l’émergence de l’État bulgare, ces tribus passent progressivement sous la souveraineté bulgare, affaiblissant encore davantage le pouvoir byzantin.
Aux VIIIe et IXe siècles, Byzance ne contrôle plus que les côtes et quelques enclaves urbaines des Balkans, laissant l’intérieur du territoire à des forces indépendantes.
Un précédent humiliant
Le tribut imposé par le traité de 681 constitue une première pour l’Empire byzantin, qui se voit contraint de payer une puissance qu’il considérait auparavant comme barbare. Cette reconnaissance officielle d’un État bulgare est perçue comme une atteinte au prestige impérial et encourage d’autres peuples à contester l’autorité byzantine dans les décennies suivantes.
À court terme, la victoire bulgare entraîne la naissance d’un État puissant qui rivalise avec l’Empire byzantin. À long terme, elle façonne le destin des Balkans en redistribuant les rôles politiques, économiques et culturels.
En somme, la bataille d’Ongal et ses conséquences font partie des jalons majeurs de l’histoire médiévale européenne, soulignant l’importance des Balkans comme carrefour stratégique et comme lieu de confrontation entre civilisations.
La bataille de l’Ongal marque un jalon dans l’histoire européenne. La victoire d’Asparoukh et la fondation du Premier Empire bulgare changent durablement la géopolitique des Balkans, affaiblissant l’Empire byzantin et posant les bases d’une nouvelle puissance régionale.
Sources et Références :
Auteur : Stéphane Jeanneteau, Octobre 2012.