Les Germains, qui avaient à peu près échappé à l'influence romaine, allaient-ils être happés par l'intermédiaire des Francs et entrer dans les cadres des sociétés méditerranéennes? On pouvait le croire, mais les Mérovingiens ne vinrent pas à bout de leur tâche; leur prompte décadence, leurs dissensions, la division du royaume franc en trois parties à peu près autonomes, permirent aux Frisons, aux Thuringiens, aux Bavarois, aux Alamans de secouer le joug; le christianisme recula en deçà du Rhin. Alors s'imposèrent les Carolingiens dont les victoires et l'alliance avec l'Église romaine firent entrer les Germains dans la sphère des pays façonnés par les Romains. La conquête par les armes franques et la conversion par des missionnaires en majorité anglo-saxons furent menées de front. Saint Boniface et Pépin le Bref sont inséparables.
Dans les mémorables conciles de 741-743, ils donnèrent au royaume franc agrandi son organisation ecclésiastique : ainsi furent créés successivement les évêchés d'Utrecht, de Salzbourg, de Ratisbonne, de Freisingen, d'Eichstaedt (Eischtätt), de Wurzbourg. Les anciens évêchés romains de Trèves, Metz, Toul, Verdun, Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, Cologne, Tongres, Avenches (transféré à Lausanne), Bâle, Windisch (transféré à Constance), Martigny (transféré à Sion), Coire, Augsbourg et Lorch (transféré à Passau), furent réorganisés. A la tête on plaça les archevêchés de Mayence, Trèves et Cologne auxquels s'ajouta bientôt celui de Salzbourg. La conquête et la conversion de la Germanie au christianisme furent achevées à la fin du VIIIe siècle.
Les Carolingiens.
La conquête de la Saxe par Charlemagne est un fait capital dans l'histoire, elle a véritablement créé l'Allemagne, ou du moins rendu possible la formation de l'Allemagne en mettant fin à l'antagonisme séculaire des Germains restés païens et barbares avec ceux qui avaient adopté la civilisation romaine et chrétienne. La défaite de Varus avait retardé de huit siècles cette assimilation.
Il est remarquable que les peuples qui devaient former l'Allemagne n'aient pu être réunis que par suite de leur annexion aux contrées de culture latine, et il est curieux aussi qu'aussitôt unis entre eux ils se soient séparés de ces contrées pour former un groupement politique distinct. Nous nom contenterons de rappeler qu'en 843, au traité de Verdun, le Germanique Louis, second fils de Louis le Débonnaire, reçut le pays à droite du Rhin, moins la Frise et plus Worms, Spire et Mayence. Le traité de Mersen (870) y ajouta la Frise et les territoires jusqu'au cours moyen de la Moselle moyenne et inférieur de la Meuse avec les diocèses de Bâle, Strasbourg, Metz, Trèves, Cologne, Utrecht, et la résidence impériale d'Aix-la-Chapelle. Ces limites sont restées à peu près celles de l'Allemagne pendant tout le Moyen âge. Ce n'est pas que les partages fussent définitifs dans l'esprit de ceux qui les réglaient; ils croyaient conserver l'unité de l'Empire. Les événements furent plus forts que leurs désirs, et nous pouvons dès maintenant considérer l'Allemagne comme un Etat séparé ayant son histoire à lui.
Le royaume de Louis le Germanique s'appelait officiellement royaume des Francs orientaux. II comprenait quatre groupes de populations formant quatre duchés ethniques : les Francs dans les bassins du Main, du Rhin moyen et de la Moselle, de Fulda aux sources de la Meuse, des bouches de l'Escaut aux sources du Main; la rive droite du Rhin s'appelait France orientale ou Franconie; la rive gauche Lotharingie ou Lorraine du nom de ses rois Lothaire Ier et Lothaire II; — les Alamans du Rhin au Sech, du Neckar aux Alpes avec Augsbourg, Constance, Coire; — les Bavarois sur le Danube, du Lech à l'Enns, des Alpes au Boehmerwald avec Salzbourg, Passau, Ratisbonne, Freisingen, Eichsteedt ; — les Saxons dans la plaine de l'Allemagne du Nord, de la mer du Nord aux sources de la Lahn, du Rhin à l'Elbe, avec Paderborn, Munster, Osnabruck, Verden, Brême, Hildesheim, Halberstadt.
Ces populations rivales et hostiles désiraient avant tout regagner et conserver leur autonomie; la puissance de ces aspirations et de ce particularisme était telle que les chefs qu'on donnait aux duchés ne tardaient pas à être gagnés. Il était très craindre que le démembrement de l'Empire carolingien ne se poursuivit. A la mort de Louis le Germanique, son fils aîné reçut la Franconie et la Saxe, le second la Bavière, le troisième l'Alamanie. Mais la prompte mort des deux aînés réunit toute la France orientale et bientôt tout l'empire de Charlemagne aux mains de Charles le Gros. Ses successeurs Arnulf (887-899) et Louis l'Enfant (900-911) furent les derniers Carolingiens d'Allemagne.
Les débuts de la monarchie élective.
Il fallut choisir un roi dans une autre famille. La royauté devint ainsi élective; ce fut la cause de bien des luttes, mais l'unité du royaume fut sauvegardée; il ne fut plus question de la diviser entre les fils du souverain. Ces partages qui auraient probablement abouti à la reconstitution de nationalités saxonne et bavaroise autonomes furent évités. En revanche, l'élu choisi dans un des quatre duchés n'était que difficilement obéi dans les trois autres.
Au danger intérieur s'ajoutait le danger extérieur; les Danois au Nord, les Vikings sur les côtes du Nord-Ouest, les Moraves, puis les Hongrois au Sud-Est, les Slaves à l'Est, menaçaient les frontières; enfin, à l'Ouest, l'ancienne Lotharingie était disputée entre les royaumes de France orientale et de France occidentale. Arnulf avait prévalu en Lotharingie ou Lorraine, vaincu les Vikings sur la Dyle (891), et brisé la puissance morave. Ce dernier succès, obtenu grâce à l'alliance des Hongrois, eut pour unique résultat d'ouvrir la route à ces populations bien plus dangereuses que les Moraves.
Pendant un demi-siècle ils pillèrent l'Allemagne, la mirent à feu et à sang, sans qu'on pût ni vaincre, ni arrêter leur cavalerie. Le règne de Louis l'Enfant fut une période d'anarchie. Elle ne fut guère moindre sous celui de son successeur Conrad Ier (911-918). C'était encore un Franc, il fut à peine reconnu et pas du tout obéi par les Bavarois, les Alamans et les Saxons. A son lit de mort, il désigna pour son successeur le puissant duc de Saxe, Henri l'Oiseleur.
Le Saint-Empire.
Elu par les Saxons et les Francs, Henri (919-936) se fit reconnaître par les autres ducs et un peu plus tard en Lorraine (923). Il mérita le surnom de fondateur que lui ont décerné les Allemands. Il a refoulé l'invasion hongroise par la victoire de Mersebourg (933), celle des Slaves par la victoire de Lunkini (929).
Son fils Otton Ier le Grand (936-973) continua son oeuvre : il abattit la résistance des duchés ethniques, plaça à leur tête des membres de sa famille, il mit un terme aux incursions des Hongrois en leur infligeant sur le Lech une défaite décisive (955); il poursuivit le roi du Danemark jusqu'au Liimfjord. Contre les Slaves il fonda Magdebourg en 968; de ce côté se lieutenants Hermann Billung, duc de Saxe, et Gero, margrave de la frontière souabe, firent reconnaître la suprématie allemande jusqu'à l'Oder. Les nouvelles métropoles ecclésiastiques de Brême-Hambourg et de Magdebourg avec leurs évêchés suffragants de Sleswig, Ripe, Aarhus d'une part, de Havelberg, de Brandebourg, de Mersebourg et de Zeitz d'autre part, les évêchés de Prague et d'Olmutz, sont des créations de ce temps et marquent l'étendue des progrès réalisés.
Maître incontesté de l'Allemagne, Otton le Grand ne borna pas là son ambition, il descendit en Italie (951), s'y fit proclamer roi, puis en 962 se fit donner la couronne impériale par le pape Jean XII. L'empire rétabli au profit de Charlemagne fut ainsi attribué aux plus puissants de ses successeurs, les souverains de de l'Allemagne. Les conséquences de cette réunion furent immenses : la conception du Saint-Empire romain germanique, a dominé le Moyen âge et pesé sur l'Allemagne d'un poids très lourd.
Successeur présumé des empereurs romains, chef laïque de la chrétienté, le roi de Germanie y gagna en prestige mais perdit en puissance effective. La force des abstractions est si grande en ces temps qu'un Henri VI et un Henri VII se considèrent comme les héritiers légitimes des empereurs romains; ils vivent presque en dehors de la réalité. Otton III voudra établir sa capitale à Rome. L'Italie, Rome où il faut aller chercher la couronne impériale, le pape qui la donne deviendront la préoccupation principale des empereurs d'Allemagne : de là ces expéditions d'Italie où s'useront leurs forces; de là cette terrible querelle du sacerdoce et de l'empire. Et cependant l'Allemagne se divise à l'infini, l'autorité de l'empereur disparaît jusqu'à ce que l'on arrive à l'anarchie du XIIIe siècle.
Mais auparavant les trois dynasties de Saxe, de Franconie, de Souabe qui se succédèrent à la tête de l'Allemagne lui assurèrent pour des siècles la prééminence dans l'Europe féodale. La domination universelle qu'ils poursuivaient était une chimère, mais ceux qui la rêvaient furent de grands princes et écrivirent des pages glorieuses de l'histoire d'Allemagne. Enfin le commerce continu avec l'Italie contribua beaucoup à compléter l'éducation du peuple allemand, le dernier venu parmi les peuples du Moyen âge entrés dans l'aire culturelle méditerranéenne.
La dynastie saxonne dura peu : Otton II (973-983) et Otton III (983-1002) abandonnèrent presque l'Allemagne pour l'Italie; Henri II (1002-1024) fut le dernier des princes de la famille d'Otton le Grand. Il eut à combattre les Slaves qui par leur soulèvement de 983 avaient mis en péril les conquêtes du commencement du siècle : les Allemands finirent par rester maîtres de la rive gauche de l'Elbe, mais perdirent la rive droite. Ils ne conservaient que la Misnie et disputaient la Lusace aux princes de Bohème et de Pologne, leurs vassaux nominaux. Au Sud les margraves bavarois de la Marche de l'Est continuaient de progresser le long du Danube. En 1024, un comte franconien succéda à Henri II sous le nom de Conrad II (1024-1039). Il réunit à son empire le royaume d'Arles (1032) qui s'étendait de la Reuss et des Alpes à la Saône et au Rhône avec Besançon, Lyon et Marseille.