Fondation et Légende : Le Mythe d'Elissa
La ville de Carthage, ou Qart Hadasht en phénicien, qui signifie littéralement "Ville Nouvelle", est fondée selon la légende par Elissa, également connue sous le nom de Didon. Cette princesse, sœur du roi Pygmalion de Tyr, fuit la Phénicie après l’assassinat de son époux, probablement dans un contexte de luttes internes au sein de l'aristocratie tyrienne. La tradition rapporte qu'Elissa a voyagé avec un groupe de nobles et atteint les côtes d'Afrique vers 814 av. J.-C., où elle établit cette nouvelle cité. Ce récit mythologique a été enrichi par les auteurs latins, en particulier Virgile dans son Énéide, qui associe Didon à Énée, créant ainsi un lien symbolique entre les origines de Carthage et celles de Rome. Les historiens modernes voient dans cette légende un reflet des migrations et des échanges culturels intenses qui marquaient la Méditerranée de l’époque (Virgile, Énéide).
Les Maîtres du Commerce Ibérique : Carthage et la Péninsule Ibérique
Dès le IXe siècle av. J.-C., les Phéniciens, marchands et navigateurs d'exception, établissent des points de mouillage et de simples comptoirs le long des côtes méditerranéennes, notamment en Ibérie, attirés par les richesses minières de cette région, en particulier celles de l'Andalousie. Mais progressivement, leur stratégie évolue vers la création de colonies permanentes, garantissant un contrôle plus stable sur les ressources précieuses comme l'or, l'argent, le plomb, le cuivre, et l'étain, qui étaient abondants en Espagne. Carthage, en succédant à la métropole de Tyr dans cette région, se positionne comme l'héritière naturelle du commerce phénicien et devient un pilier central des échanges méditerranéens.
La Libération de la Tutelle de Tyr et l’Ascension de Carthage
Carthage commence comme un modeste établissement colonial de Tyr, auquel elle doit verser une dîme en signe d’allégeance. Pendant plus d’un siècle, Carthage paie également un tribut aux Libyens, renforçant sa dépendance envers les puissances locales. Cependant, la chute progressive de Tyr, affaiblie par la pression assyrienne et incapable de contenir la montée en puissance des cités grecques, ouvre la voie à l'émancipation de Carthage. Durant la seconde moitié du VIIe siècle av. J.-C., Carthage affirme peu à peu son indépendance politique et économique et établit une influence autonome sur la Méditerranée occidentale.
La fondation d’Ibiza en 654 av. J.-C. est un jalon majeur dans cette progression. En s’implantant aux Baléares, Carthage se positionne stratégiquement pour contrôler les routes commerciales de la Méditerranée et s'assurer un accès direct aux précieuses ressources minières de l’Espagne. Ce réseau de colonies ne se limite pas à l’Espagne mais s’étend progressivement jusqu’à Mogador (actuelle Essaouira au Maroc), Liks en Mauritanie, Cadix, Malte, la Sardaigne, la Sicile occidentale, et Ibiza. Carthage développe ainsi un empire commercial et maritime étendu, consolidant ses échanges de matières premières et de produits manufacturés comme les fameuses amphores carthaginoises, largement utilisées dans le commerce de l’huile, du vin, et des parfums, notamment en Méditerranée occidentale (Arcelin, Commerce et colonies phéniciennes).
Une Puissance Maritime Inégalée
Entre le VIIe et le IIe siècle av. J.-C., Carthage s'affirme comme la plus puissante métropole maritime de la Méditerranée, surpassant même la Grèce classique en termes d’expéditions maritimes et de contrôle territorial sur les routes commerciales. La puissance navale de Carthage lui permet d’établir des liaisons commerciales rapides et efficaces, reliant les colonies africaines et ibériques, les îles méditerranéennes et le cœur de la cité-mère. L'arsenal maritime de Carthage, situé dans son port intérieur en forme de cercle (le cothon), est un symbole de cette suprématie. Ce port militaire permettait à Carthage de maintenir une flotte imposante en état de marche et d’assurer sa domination navale contre d’éventuels concurrents, notamment grecs, sur la Méditerranée occidentale.
Les Carthaginois développent également un art de la navigation et des techniques de construction navale avancées, adaptées aux besoins du commerce à grande échelle et des opérations militaires. Le commerce carthaginois s’étend jusqu’aux confins de la Méditerranée et au-delà, le long de la côte atlantique de l’Afrique. Des explorateurs comme Hannon, au Ve siècle av. J.-C., explorent et décrivent ces routes lointaines, étendant encore plus loin le réseau commercial de Carthage (Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord).
Une Maîtrise Maritime Héritée des Phéniciens
L'empire carthaginois repose sur une compétence exceptionnelle en navigation, héritée des Phéniciens, qui dès le XIIe siècle av. J.-C., établissent des routes commerciales en Méditerranée. Les Carthaginois, excellents navigateurs, pratiquent le cabotage en longeant les côtes, avec des escales régulières d'environ 25 à 30 milles marins, mais se distinguent aussi par leur maîtrise de la navigation au long cours. Ils exploitent les mêmes itinéraires maritimes, contournant la Sicile et la Sardaigne, ou en suivant la côte africaine jusqu’à l’Espagne, ce qui leur permet de relier efficacement leurs colonies et postes commerciaux.
La Flotte Carthaginoise : Navires Marchands et Militaires
Carthage dispose d’une flotte étendue et diversifiée, comprenant des navires de transport et des bâtiments militaires sophistiqués. Les navires marchands, longs de 20 à 30 mètres et larges de 6 à 7 mètres, sont adaptés au transport de marchandises lourdes et peuvent accueillir une vingtaine de marins. Équipés d'une voile rectangulaire et d'un double gouvernail, ils sont conçus pour être manœuvrés par un seul barreur. À côté de ces grands navires, les chaloupes de cabotage et les barques de pêche suivent une architecture similaire avec un rapport longueur/largeur de 1 pour 4, idéale pour la navigation côtière.
Les navires de guerre de Carthage, comme la quadrirème et la quinquérème, sont plus longs et plus étroits pour maximiser leur vitesse et leur manœuvrabilité. Ces navires, mesurant jusqu’à 40 mètres, possèdent deux mâts pour permettre la navigation en toutes conditions, y compris contre les vents. Parmi les bâtiments les plus utilisés, la trière, avec 180 hommes d’équipage et une vitesse de pointe de 5 nœuds, est un symbole de la puissance militaire carthaginoise.
Pour protéger sa flotte, Carthage aménage un double port artificiel. L'avant-port, un bassin rectangulaire, est dédié aux navires marchands, tandis que l'arrière-port, circulaire et entouré de quais et d’ateliers, est réservé aux navires militaires. Cet aménagement, à l’abri des vents et des attaques-surprises, témoigne de la sophistication et de la prévoyance de l’organisation militaire carthaginoise.
L’Administration : Un Système Décentralisé et Axé sur le Profit
L'administration carthaginoise est décentralisée, chaque territoire ayant un statut particulier en fonction de ses ressources et de son importance stratégique. Carthage elle-même est divisée en circonscriptions ou arrondissements administrés par des préfets, tandis que les autres villes affiliées jouissent d’une certaine autonomie. Cependant, elles doivent verser des tributs, héberger des garnisons et se soumettre aux directives diplomatiques de Carthage. Ce modèle, critique selon Aristote, est davantage orienté vers l’enrichissement des élites carthaginoises que vers la consolidation d’un empire unifié et intégré.
Échanges et Économie
L’économie carthaginoise est principalement basée sur les échanges commerciaux et le prélèvement de taxes sur les importations et exportations. L’État carthaginois n’encadre pas spécifiquement les échanges commerciaux, laissant aux négociants une grande liberté. La monnaie, introduite tardivement au IVe siècle, est basée sur l’étalon phénicien, reflet de l'influence culturelle et commerciale phénicienne. Les Carthaginois, reconnus pour leur habileté et leur sens des affaires, sont souvent perçus par leurs concurrents comme des marchands pragmatiques et parfois rusés.
Les importations carthaginoises comprennent des denrées alimentaires des colonies, ainsi que des métaux précieux, principalement de l'argent d’Espagne, destiné à l’artisanat et à la frappe de monnaie. De la région berbère, Carthage importe des produits agricoles et des animaux exotiques – éléphants, autruches, fauves et singes – revendus dans tout le monde méditerranéen. Les mosaïques de cette époque, comme celles d’Hippone, illustrent la capture et le transport de ces animaux destinés aux jeux de cirque et autres divertissements publics.
En contrepartie, Carthage exporte des biens artisanaux variés, tels que des tapis, des parfums, des étoffes colorées, ainsi que des objets de pacotille comme de petits masques en pâte de verre, destinés aux marchés populaires. La production de ces articles manufacturés, souvent destinés à des échanges avec des peuples moins industrialisés, montre l’adaptabilité des Carthaginois aux divers marchés méditerranéens.
Carthage et la Lutte pour la Méditerranée
Confrontation avec les Grecs : Expansion et Rivalités
Pendant près de huit siècles, Carthage dispute la Méditerranée d’abord aux Grecs, puis aux Romains, qui sont également attirés par les richesses de la région : les mines d’Espagne, les terres fertiles de Sardaigne, la Sicile, ainsi que les relais maritimes indispensables à une hégémonie commerciale. Entre 750 et 600 av. J.-C., les Grecs, motivés par un territoire restreint et pauvre, se lancent dans une vaste entreprise de colonisation, cherchant à étendre leur influence en Italie du Sud (à Tarente, Crotone, Naples), en Sicile (Agrigente, Syracuse), sur la Côte d'Azur (Nice, Marseille, Agde), et même en Corse.
Ces expansions menacent directement Carthage, qui voit d’un mauvais œil la présence grecque sur des territoires qu’elle considère comme stratégiques pour ses propres intérêts commerciaux et territoriaux, en particulier la Sardaigne et le commerce ibérique. Les ambitions grecques en Méditerranée occidentale deviennent incompatibles avec la politique marchande de Carthage, qui à partir du VIe siècle adopte une posture expansionniste pour protéger ses routes commerciales et ses colonies (Briant, Histoire de l'Empire perse).
Défense de la Sicile et des Alliés Phéniciens
Carthage intervient activement pour protéger ses intérêts en Méditerranée occidentale, particulièrement en Sicile où elle soutient les Phéniciens de Motyé et Palerme. En 580 av. J.-C., Carthage défait les armées grecques à Sélinonte, affirmant son contrôle sur cette région stratégique. La Sicile devient un champ de bataille constant, avec Carthage cherchant à préserver l’influence phénicienne et à restreindre les ambitions helléniques.
Alliance avec les Étrusques et Expulsion des Phocéens
Environ un demi-siècle après la victoire de Sélinonte, Carthage renforce sa position en s’alliant avec les Étrusques de l’Italie occidentale, une autre puissance désireuse de limiter l’influence grecque dans la région. En 535 av. J.-C., Carthage et les Étrusques remportent une victoire décisive à Alalia, expulser les Phocéens de Corse. Cette victoire est commémorée par une feuille d’or retrouvée à Pyrgi, près de Rome, où le roi étrusque dédie sa victoire à la déesse Astarté, symbolisant ainsi l'alliance culturelle et religieuse entre Carthage et les Étrusques.
Conflit avec Syracuse : La Bataille d’Himère
Malgré cette hégémonie, Carthage se heurte aux ambitions de Gélon, le tyran de Syracuse, et de son allié Théron d’Agrigente, qui lancent une offensive contre les positions carthaginoises en Sicile. En 480 av. J.-C., Carthage subit une défaite retentissante à Himère face aux forces grecques, bien que la cité réussisse à conserver la majeure partie de ses territoires en Sicile. Cependant, la défaite entraîne le paiement d’une lourde indemnité de guerre de 2000 talents, ce qui affaiblit temporairement Carthage et marque un tournant dans son expansion.
Le Renouveau Africain : Une Nouvelle Stratégie
À la suite de cette défaite et dans un contexte où les Grecs renforcent leur influence dans la région méditerranéenne après les guerres médiques, Carthage adopte une politique de repli stratégique et de renouveau économique en Afrique. Consciente de la nécessité de consolider son arrière-pays pour renforcer sa position face aux Grecs, Carthage développe des échanges plus profonds avec les régions africaines. Elle s’ouvre également à de nouveaux projets agricoles et commerciaux dans son territoire africain pour réduire sa dépendance aux importations extérieures, en particulier des denrées alimentaires (Picard, Carthage : Une grande puissance de la Méditerranée antique).
Expansion vers l'Afrique et Commerce Transsaharien
Dès la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C., Carthage s'intéresse activement aux routes transsahariennes, qui lui ouvrent de nouvelles perspectives commerciales vers l’Afrique occidentale. Les villes de Sabratha et Leptis Magna, situées sur le littoral nord-africain, deviennent des points stratégiques pour le commerce avec les régions plus au sud. Les Garamantes et les Nasamons, deux peuples vivant au sud du golfe de Syrte, jouent le rôle d’intermédiaires, facilitant le transport des marchandises entre le «Pays des Noirs» et Carthage. Ils approvisionnent la ville en produits exotiques, dont des escarboucles, de l’ivoire, des peaux et des esclaves. L'or, bien que rare, est également une marchandise potentielle de ces échanges.
Expansion et Conflit : Les Guerres Contre Syracuse
Après un renouveau économique et militaire, Carthage reprend les hostilités en Sicile pour affirmer son pouvoir sur la Méditerranée. Elle mène une série de campagnes militaires qui lui permettent de prendre le contrôle de plusieurs cités grecques, notamment Sélinonte, Himère, et Gela, et d’étendre son territoire jusqu’au fleuve Halycus. Cependant, cette expansion se heurte à la contre-offensive d'Agathocle, le tyran de Syracuse, qui réussit en 310 av. J.-C. à débarquer près de Carthage avec 14 000 hommes. Cette campagne de dévastation, qui dure trois ans, met en évidence les vulnérabilités territoriales de Carthage malgré sa puissance.
Les Guerres Puniques : Confrontation Inévitable avec Rome
Première Guerre Punique (264-241 av. J.-C.)
Carthage et Rome entretiennent d'abord des relations diplomatiques relativement cordiales, marquées par des accords de commerce et de défense mutuelle en 508, 348, 306, et 279 av. J.-C. Cependant, les deux puissances sont désormais les dernières grandes forces impérialistes en Méditerranée occidentale. Le conflit éclate en 264 av. J.-C. à propos de la cité de Messine, en Sicile, qui passe du contrôle carthaginois à celui de Rome. Après vingt-deux années de guerre, Carthage est vaincue à la bataille navale des îles Égates en 241 av. J.-C., et doit signer un traité humiliant : elle renonce à la Sicile et à la Sardaigne, verse un lourd tribut de 4 400 talents à Rome, et limite ses activités militaires en Méditerranée.
Cette guerre fragilise gravement l’économie carthaginoise et suscite une révolte des mercenaires en 240 av. J.-C. Les mercenaires africains et sardes, impayés et maltraités, se révoltent et assiègent plusieurs villes, y compris Utique et Bizerte. La « guerre inexpiable », racontée par Gustave Flaubert dans Salammbô, s’achève par une répression sanglante menée par Hamilcar Barca.
Deuxième Guerre Punique (218-201 av. J.-C.)
La défaite pousse Carthage à préparer sa revanche en se renforçant en Espagne sous l’égide d’Hamilcar Barca, qui y établit un État prospère et bien armé. En 221 av. J.-C., son fils Hannibal, formé dans les campements militaires et influencé par la culture grecque, accède au commandement et initie une stratégie audacieuse pour défaire Rome. En 218 av. J.-C., il prend Sagonte, une alliée de Rome, provoquant ainsi la deuxième guerre punique. Hannibal mène une expédition légendaire à travers les Alpes avec des éléphants de guerre, infligeant à Rome de lourdes défaites, notamment au lac Trasimène en 217 et à Cannes en 216.
Toutefois, Rome adopte une stratégie d’usure, attaquant les territoires carthaginois en Espagne et bloquant les renforts d’Hannibal, qui se retrouve isolé. En 201 av. J.-C., le général romain Scipion l'Africain, en alliance avec Masinissa, chef des Numides, vainc l'armée carthaginoise à la bataille de Zama en Afrique du Nord. Carthage est contrainte de signer une paix difficile, qui marque la fin de son empire en Méditerranée.
Hannibal et les Dernières Années de Carthage
À son retour, Hannibal s’efforce de restaurer l’économie de Carthage, notamment par le développement des ressources agricoles, mais son opposition politique avec l'aristocratie carthaginoise le force à l'exil en 195 av. J.-C., où il finit par se suicider en 183. Pendant ce temps, Carthage parvient malgré tout à se redresser économiquement, mais son renouveau suscite l’hostilité de Rome.
Troisième Guerre Punique (149-146 av. J.-C.)
Sous l’influence de courants politiques extrémistes, Rome déclare en 149 av. J.-C. que Carthage doit être détruite. Le célèbre delenda est Carthago marque le début de la troisième guerre punique. Après trois années de siège, la ville est rasée en 146 av. J.-C., et ses habitants sont réduits en esclavage ou massacrés. La destruction de Carthage met fin à la civilisation punique en tant que puissance indépendante, mais ses influences culturelles et commerciales survivent sous la domination romaine.
Conclusion : Héritage et Influence Durable
Malgré sa défaite, Carthage laisse un héritage durable dans le monde méditerranéen. Son modèle économique basé sur le commerce transsaharien et maritime, ses innovations militaires, et son influence culturelle restent des contributions marquantes. La civilisation punique, bien qu’éclipsée par Rome, continue d’influencer la culture méditerranéenne, et sa mémoire reste vivante dans l’histoire et l’archéologie.
Références
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Avril 2008