La région des Portes de Fer, située le long d'un tronçon de 200 kilomètres du Danube entre la Roumanie et la Serbie, est un lieu archéologique unique qui révèle un bilan exceptionnel de l'occupation humaine continue de la fin du Pléistocène à l’Holocène. Les recherches archéologiques menées ici offrent une perspective précieuse sur les transitions culturelles, en particulier le passage de communautés de chasseurs-cueilleurs mésolithiques à celles de fermiers du début du Néolithique. Plus de trente sites ont été découverts, et ils témoignent d’une riche interaction humaine et d’une complexité socio-économique en plein développement.
L’importance de cette région a été mise en lumière lors des levés et fouilles de sauvetage des années 1960 à 1980, avant la construction des barrages sur le Danube. Ces recherches se sont concentrées sur les zones de fond de vallée destinées à être inondées, laissant les régions plus éloignées relativement inexplorées. En conséquence, la majorité des sites connus se trouvent dans la zone des gorges, où le Danube a creusé un passage spectaculaire à travers les Carpates méridionales. Avant les barrages, cette section du Danube était marquée par des rapides et des tourbillons qui ont influencé la répartition des habitats. Les similitudes archéologiques entre les sites des deux rives du Danube révèlent un style de vie cohérent malgré la variation géographique de la région.
Les colonies mésolithiques les plus emblématiques, telles que Vlasac en Serbie et Schela Cladovei en Roumanie, présentent des structures habitables en forme de fosse, souvent trapézoïdales, datant principalement de la période mésolithique tardive entre 7100 et 6300 av. J.-C. Ces maisons contenaient parfois des foyers de forme rectangulaire, entourés de dalles de pierre, mais présentaient peu d’autres divisions internes, témoignant d’un espace domestique relativement ouvert. Une caractéristique notable de l’économie locale était la dépendance marquée à l’égard des ressources aquatiques, en particulier des poissons comme la carpe, le poisson-chat et l'esturgeon. Les vestiges de poissons, souvent de taille spectaculaire, montrent l'importance de la pêche dans le régime alimentaire. Les mammifères terrestres, tels que le cerf et le sanglier, fournissaient également viande, peaux et os pour la fabrication d’outils, bien que les vestiges végétaux soient moins représentés, même avec des méthodes de fouille avancées.
L’outillage lithique, bien que fonctionnel, reste modeste, souvent fabriqué à partir de silex, de radiolarite et de quartz locaux. Les artefacts décorés sont rares, se limitant à quelques objets en pierre et os gravés de motifs simples en filet. Cependant, la présence de coquillages marins dans certaines tombes, probablement originaires de la mer Égée ou de l'Adriatique, suggère des échanges commerciaux entre les habitants des Portes de Fer et d’autres communautés éloignées. Cette interaction est appuyée par les sépultures complexes et parfois violentes retrouvées sur le site de Schela Cladovei, où des individus semblent avoir subi des traumatismes violents, potentiellement dus à des conflits ou rituels internes. La violence pourrait indiquer des conflits intergroupes ou des pratiques rituelles, une hypothèse appuyée par les preuves d'autres sites mésolithiques européens présentant des traumatismes similaires.
La chronologie des sites révèle une interruption d’occupation autour de 6300 à 6000 av. J.C., période marquée par des changements climatiques importants, avec un refroidissement et une humidité accrue en Europe. Ces variations climatiques auraient causé des inondations fréquentes, rendant la vie en fond de vallée difficile. De nombreuses communautés ont probablement migré vers des terrains plus élevés, comme des terrasses fluviales ou des plateaux non fouillés dans les premières campagnes de fouilles. Cette période de discontinuité dans les archives archéologiques est suivie d’une réoccupation notable autour de 6000 av. J.C., accompagnée de changements substantiels dans les modes de vie.
Les sites réoccupés, tels que Vlasac et Schela Cladovei, montrent alors des signes d’agriculture naissante, avec des vestiges d’animaux domestiqués (bovins, porcs, ovins) et de poteries, reflétant l'influence des premières communautés agricoles de la culture Starčevo, qui prospérait dans la région balkanique au même moment. Cette introduction de la poterie, de nouvelles techniques lithiques, et d’outils en os témoigne d’une transformation dans la culture matérielle des communautés des Portes de Fer. On y observe aussi un commerce actif de matières premières, telles que l'obsidienne et le silex de haute qualité provenant de régions éloignées.
Les interprétations divergent quant à la nature de ces changements. Certains archéologues soutiennent que les chasseurs-cueilleurs locaux auraient résisté à l’adoption complète de l’agriculture, se limitant à des échanges avec des fermiers voisins pour certains produits, comme la poterie. D’autres défendent l’idée d’une adoption rapide et généralisée des pratiques agricoles et de la culture matérielle de Starčevo par les communautés locales, au même titre que les groupes des Balkans du Nord à la même époque. Une hypothèse plus extrême propose même que des colons néolithiques aient déplacé ou assimilé les populations mésolithiques. Cependant, l’abondance de poterie et d’autres artefacts dans les sites des Portes de Fer semble appuyer l'idée d’une adoption progressive par les populations indigènes, plutôt qu'une simple importation de produits par le commerce.
En somme, le bilan archéologique des Portes de Fer offre un aperçu fascinant des dynamiques sociales et économiques à la frontière du Mésolithique et du Néolithique dans le bassin du Danube. Les preuves de violence, d’échanges et de transformations culturelles suggèrent une transition complexe et multidimensionnelle, influencée à la fois par des facteurs climatiques, environnementaux et culturels.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Mars 2012