La transition vers l'agriculture et l'élevage dans les plaines pontiques au nord des mers Noire et Caspienne représente l'un des moments clés de la diffusion de la culture agropastorale en Europe. Dans cette région vaste et écologiquement diversifiée, la steppe pontique-caspienne constitue la frontière nord des grandes plaines de l’Eurasie centrale, adjacente aux forêts tempérées et aux zones boisées de l’Europe de l'Est. Ces paysages, en alternant zones arides de steppe et forêts riches en biodiversité, ont formé une zone de transition favorable, attirant les premiers agriculteurs et les chasseurs-cueilleurs pour des raisons de ressources variées et de climat relativement stable.
Les premiers agriculteurs qui ont atteint les plaines pontiques vers 5800-5600 av. J.-C. appartenaient à la culture Criș, issue des Balkans et de la vallée du Danube. Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique migratoire plus large, qui débute dès 6200 av. J.-C. avec l’expansion des premières communautés agricoles de Grèce et de Macédoine vers les Balkans et le bassin des Carpates. Ces pionniers agricoles transportaient avec eux des moutons, des bovins et des céréales, introduits en Europe depuis le Proche-Orient. Ils ont implanté des colonies le long des rivières, sur les terrasses fluviales où les terres étaient fertiles et bien drainées, ce qui favorisait l’agriculture et l'élevage.
Les recherches archéologiques ont révélé des traces de ces premiers établissements agricoles dans plus de trente sites sur le piémont des Carpates orientales. Les agriculteurs Criș pratiquaient une agriculture de subsistance mixte avec des potagers, des vergers de pruniers, des champs de céréales et des pâturages pour les animaux. Les techniques agricoles et artisanales de la culture Criș étaient développées, avec une production de poterie rouge-brun polie de haute qualité et des objets de cuivre parmi les premiers en Europe.
L’arrivée des bovins et moutons domestiqués a eu un impact considérable sur les steppes pontiques et caspiennes. Ces animaux, déjà adaptés à la vie dans les prairies ouvertes, ont rapidement colonisé les étendues herbeuses de la région, autrefois broutées uniquement par des chevaux sauvages et des antilopes. L’élevage a introduit une nouvelle dynamique économique, permettant aux communautés de transformer l’herbe en produits de première nécessité (cuir, lait, fromage, viande) et de constituer des ressources économiques et sociales de valeur. Cette introduction de l’élevage, qui impliquait la production et l'accumulation de biens matériels, a ainsi marqué un tournant culturel, aboutissant à la création de la première frontière économique et culturelle entre les populations agropastorales des steppes et les agriculteurs de la forêt-steppe au nord de la mer Noire.
Les communautés Criș établies le long du Prout et du Dniestr sont restées dans cette zone forestière fertile, tandis que les éleveurs se dirigeaient vers les steppes du sud. Les recherches indiquent que les premiers agriculteurs Criș n’ont pas poussé plus à l’est du bassin versant Prout-Dniestr, créant ainsi une barrière entre les sociétés agricoles de la forêt-steppe et les chasseurs-cueilleurs des steppes orientales.
À l’est du Dniestr, les populations locales de chasseurs-cueilleurs, regroupées sous la culture Bug-Dniestr, ont rencontré les premiers agriculteurs Criș. Leurs contacts ont entraîné des changements dans les modes de vie de ces populations, marqués par l’introduction progressive de pratiques agricoles et l'adoption d'éléments matériels Criș, comme la poterie et les céréales domestiquées. Les communautés Bug-Dniestr ont, par exemple, fabriqué des récipients en céramique inspirés des modèles Criș, même si les méthodes de fabrication restaient locales. Les restes archéologiques montrent également que les Bug-Dniestr ont incorporé des bovins et des porcs domestiques dans leur alimentation et commencé la culture de céréales, signe de leur adaptation au modèle agricole Criș.
Plusieurs hypothèses tentent d’expliquer cette adoption rapide des pratiques agricoles par les chasseurs-cueilleurs Bug-Dniestr :
Vers 5300–5200 av. J.-C., la culture de la poterie linéaire fait son apparition dans le piémont des Carpates, introduisant de nouveaux éléments culturels qui remplaceront progressivement la culture Criș. Cette transition est suivie d'une autre mutation culturelle majeure avec l’arrivée de la culture Cucuteni-Tripolye autour de 5100 av. J.-C., marquée par des villages de plus en plus grands, une poterie ornée et un développement significatif de l’agriculture. Les premiers villages de Tripolye, en particulier dans la vallée du Bug sud, présentent une architecture sophistiquée, des techniques de construction en bois et des céramiques décorées, éléments probablement influencés par la culture Boian de la vallée du Danube.
Les communautés Cucuteni-Tripolye instaurent une organisation sociale plus complexe, intégrant le commerce de bracelets et d’ornements en cuivre et consolidant un réseau économique reliant les Balkans aux plaines pontiques. Cette période voit également l’émergence des premiers grands villages agricoles, avec des exemples notables comme le site de Mogil’noe IV près de Gaivoron, qui couvrait 15 à 20 hectares et comptait plusieurs centaines d'habitants.
La diffusion de l'élevage s'étend progressivement des steppes pontiques vers l’est, jusqu’à la Volga-Oural, en l’espace de deux siècles. Cependant, la frontière entre les sociétés d'éleveurs et de chasseurs-cueilleurs se maintient sur une longue période, en particulier dans les forêts du nord et les steppes de l’est du Kazakhstan, où la transition à l'élevage n’aura lieu qu’après 2500 av. J.-C. Cette frontière culturelle entre la steppe et la forêt persistera ainsi jusqu'à l'âge du bronze.
La culture Dniepr-Donets (DD) dans la vallée du Dniepr, caractérisée par des poteries trempées au sable et des enterrements complexes, témoigne de cette transition. Des rituels funéraires, des ornements en cuivre et en défense de sanglier, ainsi que des sacrifices d’animaux illustrent l’apparition d’une élite sociale dans les steppes, tandis que les cimetières de Khvalynsk et Marioupol témoignent d’un système de hiérarchies sociales fondé sur l’accumulation de biens.
La transition vers l'agriculture et l'élevage dans les plaines pontiques marque une transformation culturelle et économique radicale. La rencontre des agriculteurs Criș et des chasseurs-cueilleurs locaux a engendré une série de changements technologiques et sociaux, consolidant une frontière culturelle stable qui a structuré l'Europe de l'Est pendant plus de deux millénaires. Les sociétés des steppes se sont progressivement structurées autour de l’élevage, formant des réseaux d’échanges à longue distance qui allaient devenir fondamentaux pour le développement des cultures proto-indo-européennes. La diversité des réponses locales face à ces changements témoigne de la flexibilité et de la résilience des sociétés néolithiques des plaines pontiques, préfigurant l'ère de l’âge du bronze, où ces mêmes territoires deviendront des centres névralgiques de la diffusion des cultures eurasiennes.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Décembre 2008