La néolithisation du Proche-Orient, processus complexe de transition d'une économie de chasseurs-cueilleurs à une économie agricole et pastorale, a vu le jour dans la région du Levant sud, souvent considérée comme le berceau des cultures néolithiques. Les fouilles archéologiques de sites emblématiques comme Jéricho, dans la vallée du Jourdain, ont permis de retracer les principales étapes de cette transformation culturelle et technologique. Les phases clés de ce processus sont connues sous les appellations « Pre-Pottery Neolithic phase A » (PPNA) et « Pre-Pottery Neolithic phase B » (PPNB), des périodes marquées par une architecture élaborée, des innovations dans les outils lithiques, mais aussi par une sédentarité croissante.
Les fouilles de Jéricho, dirigées par Kathleen Kenyon dans les années 1950, ont mis au jour des éléments d'architecture monumentale qui ont profondément modifié la compréhension de cette période. La découverte d'une tour et d'un rempart imposants dans ce site du PPNA témoigne d'une organisation sociale avancée et d'une maîtrise des techniques de construction bien avant l'apparition de la céramique. Ces structures, uniques pour l'époque, suggèrent non seulement un besoin de protection, mais aussi la présence d'une population sédentaire nécessitant une certaine stabilité. En parallèle, des outils lithiques nouveaux, notamment des pointes de flèches, apparaissent, jouant le rôle de fossiles directeurs et soulignant la transformation des stratégies de chasse et de subsistance.Contrairement aux conceptions antérieures, le Néolithique, au Levant sud, n’est pas nécessairement associé à la poterie, longtemps tenue pour le principal attribut du Néolithique. Au PPNA et au début du PPNB, la céramique est absente, ce qui explique l’appellation « pre-Pottery ». Cependant, l'absence de poterie n’entrave pas le développement de cette culture, car les populations de cette période innovent dans d'autres domaines, en adaptant des techniques de stockage sans céramique et en inventant des solutions architecturales pour répondre à leurs besoins alimentaires et sociaux.
On réservera le qualificatif de « néolithiques » aux sociétés qui cultivent des plantes et élèvent des animaux dont la morphologie est considérée comme domestiques par les archéobotanistes ou les archéozoologues. On qualifiera de « proto-néolithiques » les sociétés qui n’offrent encore aucun de ces deux critères ou seulement l’un d’entre eux.
12000-10200 (ASPRO période 1) | PROTO-NÉOLITHIQUE Natoufien (Mallaha), zarzien final (Zawi Chemi), trialétien (Halla Çemi) Sédentarisation, premières maisons rondes, premiers « hameaux » |
10200-8300 (ASPRO période 2 et début période 3) | Khiamien, PPNA, sultanien (Jéricho), aswadien (Aswad), mureybétien (Murcybet, Jerf el Ahmar), quermezien (Qermez Dere), nemrikien ancien (Nemrik), mléfatien ancien (M’lefaat), PPNB ancien (Dj’ade) La maison ronde, les premières maisons rectangulaires, les premiers villages, les bâtiments communautaires, la pointe de flèche, les figurines, la vaisselle de pierre, les premières « manipulations » (proto-agriculture, proto-élevage) |
8300-6900 (ASPRO fin période 3 et période 4) | NÉOLITHIQUE 1re GÉNÉRATION PPNB moyen et récent (Jéricho, Beidha, Ramad, Ain Ghazzal), tahounicn, BAI (Cafer, Çayônü, Nevali Çori, Dj’ade, Halula, Abu Hureyra), nemrikien récent (Nemrik), mléfatien récent (Ganj, Dareh, Guran, M’lefaat, Ali Kosh) La maison rectangulaire, les « sanctuaires », les statues, les outils de pierre polie, l’agriculture et l’élevage morphologiquement attestés |
6900-4500 (ASPRO périodes 5 à 9) | NÉOLITHIQUE 2e GÉNÉRATION Hassuna, Samarra, Halaf, Obeid, PNA, PNB La céramique |
4500 | LA POSTÉRITÉ... LA RÉVOLUTION URBAINE Le métal |
Tableau 1. La succession des cultures et leurs principales inventions dans le Proche-Orient néolitique.
Les premières phases de la néolithisation ne montrent pas encore de preuves concluantes de domestication des plantes et des animaux dans les premiers stades du PPNA. Les habitants de Jéricho et des autres sites du Levant sud continuent d'exploiter les ressources sauvages, même si certaines pratiques proto-agricoles sont suggérées. Ce n’est que dans la phase PPNB que les signes de domestication deviennent plus fréquents, notamment avec l’élevage des premiers animaux comme la chèvre et le mouton, ainsi que la culture de céréales comme l'orge et le blé. Cette domestication progressive s'étend ensuite aux légumineuses, intégrant davantage de diversité alimentaire dans le régime des communautés néolithiques.
L'idée d'un Croissant fertile divisée en deux ailes culturelles, occidentale (province levantine) et orientale (province mésopotamienne), a donné lieu à des débats parmi les chercheurs. Initialement, les archéologues pensaient que le Néolithique avait pris naissance dans les contreforts des montagnes du Zagros. Cependant, des fouilles ultérieures dans les contreforts du Taurus, notamment dans la haute vallée du Tigre, ont révélé un autre foyer de néolithisation important. Cette zone de transition entre les deux provinces culturelles semble avoir été un carrefour où les innovations agricoles, les technologies et les pratiques sociales ont convergé, influençant les deux branches du Croissant fertile.
Le processus de néolithisation s’inscrit dans une dynamique climatique spécifique. La fin de la dernière période glaciaire marque le début d’une phase de réchauffement et d’humidification du climat, favorisant la prolifération de la flore et de la faune, et augmentant les ressources disponibles pour les chasseurs-cueilleurs. Entre 15 600 et 12 500 avant notre ère, les cultures du Kébarien et du Kébarien géométrique profitent de ces conditions et développent des stratégies de subsistance adaptées, avec une exploitation accrue des ressources végétales et animales. Cette période voit l’apparition de microlithes géométriques, éléments caractéristiques de ces cultures, qui préfigurent l’évolution vers des techniques de chasse plus sophistiquées.
Le Natoufien (12 500 - 10 200 av. J.-C.), qui suit directement le Kébarien, bénéficie d'une amélioration climatique marquée par l'Alleröd. Les Natoufiens se distinguent par leur semi-sédentarité, une évolution facilitée par un environnement riche en ressources, permettant des implantations semi-permanentes. Cette période se termine avec le Dryas récent, une phase de refroidissement brutal, qui force les populations à ajuster leurs pratiques, avant que le climat ne se stabilise de nouveau au début de l’Holocène.
Avec l’Holocène, une phase climatique plus stable, les dernières cultures proto-néolithiques (PPNA et PPNB ancien) se développent dans un environnement favorable. Au PPNA, les habitations deviennent plus permanentes, les premiers villages sont fondés, et les techniques agricoles et d’élevage commencent à émerger. Cependant, ce n'est qu'avec l'Optimum holocène que les premières cultures néolithiques pleinement développées prennent forme, notamment au PPNB moyen et récent (8 300 - 6 900 av. J.-C.). Cette période voit un accroissement de la taille des villages, une spécialisation dans les cultures et l’élevage, ainsi qu’une diversification des outils et techniques de stockage et de construction.
Bien que les conditions climatiques ne soient pas la seule cause de la néolithisation, elles ont contribué de manière significative à façonner les transformations culturelles et sociales. Le réchauffement progressif de l’Holocène offre un contexte dans lequel les sociétés humaines peuvent exploiter de nouvelles stratégies de subsistance. Les cycles de sécheresse et d’humidité qui ponctuent cette période permettent aux populations de tester différentes méthodes de stockage et de production alimentaire, ouvrant la voie à des pratiques agricoles plus intensives et à la sédentarisation. Cette coïncidence chronologique n’est pas fortuite : les changements climatiques et environnementaux créent des conditions optimales pour l'émergence d’une agriculture durable et d’une organisation sociale plus complexe, fondant ainsi les bases du Néolithique.
Figure 2 : Chronologie comparée des phases climatiques et de l’évolution des cultures [d’après Sanlaville 1996, fig. 5].
La néolithisation du Proche-Orient représente un processus multi-facettes, influencé par des facteurs environnementaux, sociaux et technologiques. La région du Levant sud, avec des sites emblématiques comme Jéricho, marque une étape cruciale dans ce processus en présentant les premières traces de sédentarité et d’organisation communautaire. Les innovations architecturales et techniques, telles que les grandes flèches et les structures de stockage, illustrent la manière dont les sociétés de cette période ont progressivement pris le contrôle de leur environnement et de leurs moyens de subsistance.
En parallèle, le rôle des contreforts du Taurus et de la haute vallée du Tigre comme carrefours culturels souligne l'importance des échanges interrégionaux dans la diffusion des pratiques néolithiques. L'évolution vers un mode de vie agricole et sédentaire ne se produit pas uniquement en réponse aux conditions environnementales, mais est également le fruit de l'ingéniosité humaine et de l'adaptation aux opportunités offertes par un climat en changement. Ce processus d’évolution vers le Néolithique met en lumière la capacité d’innovation des premiers agriculteurs et pasteurs du Proche-Orient, qui ont progressivement bâti les bases des sociétés complexes à venir.
Cette première phase du Proto-Néolithique se caractérise par un changement progressif mais significatif des modes de vie des chasseurs-cueilleurs traditionnels. Les groupes humains commencent à se sédentariser, un processus qui marque l’implantation durable du groupe en un lieu donné. Cependant, des déplacements saisonniers demeurent fréquents, et l’organisation spatiale distingue des « camps de base » – où sont rassemblées les activités principales – des « haltes de chasse » ou de « cueillette ». Cette forme d’établissement semi-sédentaire, que l’on observe notamment dans les cultures dites natoufiennes, présente des signes clairs d’une organisation sociale et économique structurée.
Les habitats de cette époque témoignent d’un investissement architectural et d’une structuration progressive : on retrouve des maisons circulaires semi-enterrées, souvent regroupées en « hameaux » d’environ trois à dix maisons. Ces habitations sont construites en bois et pierre, avec une charpente solide supportant un toit fait de matériaux végétaux. À l’intérieur de ces sites, des découvertes archéologiques de mobilier lourd – meules, mortiers – ainsi que de fosses de stockage témoignent de pratiques de cueillette avancées, incluant notamment la récolte et le stockage de céréales sauvages. Des restes de faune et de flore, retrouvés sur ces sites, montrent que les habitants se nourrissaient principalement de glands et de céréales sauvages dans le Levant, tandis que dans la région du Tigre, la collecte de légumineuses était plus courante. Le « mobilier lourd » et l’outillage, composés de pierres meulières et de mortiers, suggèrent que les groupes du Natoufien avaient investi dans un équipement difficilement transportable, un indice fort de sédentarité.
Les industries lithiques du Proto-Néolithique 1 dérivent directement de celles des cultures précédentes, notamment le Kébarien et le Kébarien géométrique pour le Natoufien, et le Trialétien pour la région du Tigre. On observe l’émergence d’outils composites constitués de microlithes géométriques (triangles, segments de cercle) insérés dans des manches en bois ou en os. Ces outils offrent une grande flexibilité, permettant des usages multiples, notamment dans la chasse qui demeure une composante essentielle du mode de subsistance.
Les pratiques de chasse varient selon les régions : dans le Levant, la gazelle devient l’espèce dominante, soulevant des questions quant à une possible tentative de contrôle des troupeaux sauvages, voire de proto-domestication. Cependant, aucune modification morphologique n’a été constatée chez ces animaux, ce qui suggère que les tentatives de domestication, si elles ont existé, n’ont pas été abouties. Quant au chien, il est le seul animal domestiqué attesté, mais son rôle semble avant tout symbolique, car il est souvent retrouvé inhumé aux côtés d’humains.
La seconde phase proto-néolithique se distingue par des transformations marquées dans l’architecture, l’organisation sociale et les techniques de production. Après une période de perturbation climatique due au Dryas récent, qui a pu conduire à l’abandon temporaire de certains sites, cette phase voit l’émergence de villages plus structurés et de pratiques communautaires élaborées.
L’habitat continue à évoluer au Proto-Néolithique 2. Les maisons circulaires semi-enterrées se transforment peu à peu en structures plus complexes avec des divisions internes : des murets, des banquettes, et des silos apparaissent pour organiser l’espace domestique. Les villages grandissent, couvrant jusqu’à trois hectares et, dans certains cas comme Jéricho, s’entourent de murailles qui servent à la fois de soutènement et de protection.
Durant cette période, les outils lithiques évoluent pour répondre aux besoins de la construction et de la transformation des matériaux. Les microlithes cèdent peu à peu la place à des outils monolithes, notamment dans les pointes de flèche, témoignant d’un raffinement dans la fabrication des armes de chasse. Pour les besoins en architecture, les herminettes et haches polies en silex deviennent de plus en plus courantes, apportant une efficacité accrue dans le travail du bois.
Sur le plan artistique, de nouvelles formes d'expression apparaissent, telles que des figurines animales et humaines, ainsi que des motifs gravés sur pierre, souvent associés à des symboles naturels et animaux. À Jerf el Ahmar, des plaques gravées montrent des motifs de serpents, de rapaces et de félins, et des bucranes d’aurochs, mettant en évidence une symbolique complexe liée aux pratiques culturelles.
Nevali Çorı
Les habitations adoptent progressivement un plan rectangulaire, plus adapté aux besoins des familles grandissantes et à l’ajout de pièces supplémentaires. Certaines maisons comportent des sous-sols aménagés en espaces de stockage, et les bâtiments communautaires sont souvent situés en bordure du village, comme à Nevali Çorı. Les villages eux-mêmes deviennent plus étendus, atteignant parfois plus de 10 hectares, signalant une nette augmentation de la population et un renforcement de la structure communautaire.
Le Néolithique 1 voit également l’émergence d’un art monumental, avec des représentations grandeur nature d’êtres humains. Sur des sites comme Göbekli Tepe, Nevali Çorı et Ain Ghazal, des statues masculines et féminines sont modelées en chaux ou sculptées dans la pierre. Les sculptures de Göbekli Tepe, par exemple, incluent des piliers de deux mètres de haut avec des motifs anthropomorphiques et zoomorphiques en relief. Ces statues, souvent soigneusement enterrées après usage, suggèrent une fonction rituelle ou symbolique dans les communautés néolithiques.
Le PPNB moyen et récent marque ainsi une étape cruciale dans l’évolution vers une société organisée autour d’une agriculture stable et d’une architecture monumentale. La période est riche en innovations technologiques et sociales, posant les bases des civilisations agraires du Proche-Orient et préfigurant les avancées culturelles et sociales de l’Âge du Bronze.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Avril 2011