Henri II (1133-1189), né au Mans, est l’une des figures les plus influentes du Moyen Âge. Sa vie, son règne et ses décisions ont profondément marqué l’histoire de l’Angleterre, de l’Europe et des territoires qui composaient l’Empire Plantagenêt. Stéphane Jeanneteau, dans son ouvrage publié en mars 2014, retrace son parcours exceptionnel, entre conquêtes, réformes et conflits dynastiques.
Henri II, né le 5 mars 1133 au Mans, appartient à une lignée prestigieuse qui illustre les grandes dynasties du Moyen Âge. Fils aîné de Geoffroy V d’Anjou, surnommé Plantagenêt, et de Mathilde l’Emperesse, il incarne l’union des lignées normandes, angevines et anglaises. Cette ascendance conférait à Henri une légitimité à la fois sur les terres anglaises et françaises, mais elle s’accompagnait aussi d’intenses rivalités, caractéristiques d’une époque marquée par les ambitions territoriales et les conflits dynastiques.
La lutte pour le trône d’Angleterre après la mort de son grand-père, Henri Ier, fut déterminante dans la formation du jeune Henri. Mathilde, sa mère, revendiquait la couronne contre son cousin Étienne de Blois, mais le climat politique de l’époque, peu favorable à la reconnaissance des femmes au pouvoir, donna lieu à une guerre civile connue sous le nom d’Anarchie anglaise. Cette période de troubles, bien que difficile, offrit à Henri un premier aperçu des complexités politiques et militaires nécessaires pour asseoir son autorité.
Malgré ce contexte tumultueux, Henri bénéficia d’une éducation soignée, rare pour un jeune noble de son époque. Placé sous la tutelle de Pierre de Saintes, un érudit renommé, et influencé par des figures telles que Robert de Gloucester, son oncle, il développa des compétences qui allaient définir son règne. Outre des aptitudes martiales, il acquit une connaissance approfondie des langues, du droit et des lettres. Cette formation lui permit d’évoluer aisément dans les cercles diplomatiques, en s’adressant aussi bien à la noblesse locale qu’aux cours étrangères.
Très tôt, Henri montra un sens aigu de la stratégie et de la gouvernance. Dès l’âge de 14 ans, il organisa une expédition militaire en Angleterre, bien qu’elle fût prématurée et se solda par un échec. Cet épisode souligna son audace et son ambition, deux traits qui allaient marquer son règne. Il apprit également à composer avec des situations adverses, comme lorsque le roi Étienne, son rival, lui permit de rentrer dignement en Normandie après cet échec, une manœuvre politique qui impressionna le jeune homme.
Les alliances matrimoniales furent également une composante essentielle de l’héritage d’Henri. Sa mère, Mathilde, avait été impératrice du Saint-Empire romain germanique avant de se marier avec Geoffroy d’Anjou, consolidant ainsi les alliances transfrontalières. Cet héritage allait devenir un atout majeur pour Henri, qui comprit très tôt l’importance des mariages et des accords dynastiques comme outils de consolidation de pouvoir.
L’éducation, les rivalités familiales et les luttes territoriales de sa jeunesse forgèrent un souverain résilient et ambitieux. Ces premières années ne furent pas seulement le terreau de sa formation, mais aussi une période décisive qui détermina sa capacité à devenir l’un des monarques les plus influents de son époque.
Henri II accéda au titre de duc de Normandie en 1150, succédant à son père, Geoffroy V, et devenant l’héritier d’une position stratégique au cœur des rivalités franco-anglaises. Sa montée en puissance s’accéléra avec son mariage, en 1152, avec Aliénor d’Aquitaine, une union qui étendit son influence bien au-delà de la Normandie. Aliénor, ancienne reine de France, apportait avec elle l’un des plus vastes duchés d’Europe, couvrant une grande partie du sud-ouest de la France, de l’Aquitaine au Poitou.
En 1154, Henri fut couronné roi d’Angleterre après la mort de son rival Étienne de Blois, mettant fin à l’Anarchie anglaise, une période de guerre civile qui avait affaibli le royaume. Le traité de Winchester, signé un an plus tôt, avait déjà établi Henri comme héritier d’Étienne, mais son accession au trône nécessita une habile manœuvre politique pour garantir l’allégeance des barons locaux et l’unité du royaume.
Avec son mariage et sa couronne anglaise, Henri II devint le maître d’un territoire s’étendant de l’Écosse aux Pyrénées. Cet ensemble, surnommé plus tard l’Empire Plantagenêt, englobait l’Angleterre, le duché de Normandie, l’Anjou, l’Aquitaine, et d’autres provinces françaises. Bien que ces terres ne fussent pas unifiées dans un sens moderne, elles constituaient un réseau de fiefs dont la cohésion dépendait du charisme et de la diplomatie d’Henri.
L’une des premières priorités d’Henri II fut de restaurer l’autorité royale, affaiblie par les décennies de guerre civile. Pour cela, il entreprit de démanteler les forteresses érigées illégalement par les barons durant l’Anarchie. Ces châteaux, symboles de la rébellion, représentaient une menace directe à l’autorité du roi. En ordonnant leur destruction ou leur réappropriation, Henri affirma son contrôle sur les territoires et mit fin à la fragmentation féodale.
Henri transforma profondément le système judiciaire anglais. Il institua des juges itinérants chargés de parcourir le royaume pour administrer la justice au nom du roi. Ces réformes, codifiées dans des textes comme l’Assize de Clarendon (1166), permirent de centraliser le système judiciaire et de limiter les prérogatives des barons locaux. En instaurant un cadre juridique clair, Henri posa les bases du droit commun anglais, qui influencera les systèmes juridiques modernes.
La guerre civile avait également désorganisé les finances royales. Henri entreprit de moderniser la fiscalité, en renforçant les contrôles sur les revenus des domaines royaux et en centralisant la collecte des impôts. Il stabilisa la monnaie en réduisant le nombre de monnayeurs autorisés à émettre des pièces, assurant ainsi une meilleure uniformité dans les échanges. Ces réformes augmentèrent significativement les revenus de la Couronne, renforçant la position d’Henri face à ses vassaux.
Henri II émergea rapidement comme un roi énergique et réformateur. En consolidant son autorité sur un territoire étendu et en rétablissant l’ordre après l’Anarchie anglaise, il posa les fondations d’un empire puissant. Ses réformes judiciaires et financières, combinées à une politique active de centralisation, marquèrent le début d’un règne qui allait transformer l’Angleterre et l’Europe médiévale.
Carte de l'expansion de l'Empire Plantagenêt au xiie siècle.
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Henri II, roi réformateur et ambitieux, chercha à renforcer l’autorité royale sur tous les aspects de la société, y compris sur l’Église. Son choix de Thomas Becket comme archevêque de Cantorbéry, en 1162, semblait initialement stratégique : Becket, son ancien chancelier, lui était proche et Henri espérait qu’il appuierait ses réformes. Toutefois, une fois nommé, Becket adopta une posture rigoriste en faveur de l’indépendance de l’Église, rompant son amitié avec le roi.
Le point culminant de leur désaccord survint en 1164, avec la promulgation des Constitutions de Clarendon. Ces lois visaient à limiter les privilèges de l’Église en Angleterre. Henri voulait, entre autres, que les clercs coupables de crimes graves soient jugés dans des tribunaux royaux, et non ecclésiastiques, afin d’assurer une justice uniforme dans son royaume.
Thomas Becket, bien que contraint dans un premier temps d’accepter ces Constitutions, les désavoua rapidement. Cette volte-face intensifia la querelle entre les deux hommes, transformant un désaccord juridique en une lutte personnelle pour le pouvoir.
Becket quitta l’Angleterre en 1164 pour se réfugier en France, où il trouva le soutien de Louis VII, rival d’Henri II. Pendant six ans, Becket mena une campagne politique et religieuse pour excommunier les partisans du roi et restaurer ses prérogatives en tant qu’archevêque. Henri, de son côté, chercha à isoler Becket, en tentant de négocier avec le pape Alexandre III tout en harcelant les alliés de l’archevêque en Angleterre.
Le conflit atteignit une impasse, aucun des deux hommes ne voulant céder. Henri espérait un compromis diplomatique, mais Becket, résolu à défendre l’autonomie de l’Église, ne fléchit pas.
En 1170, un accord précaire permit à Becket de retourner en Angleterre, mais la querelle était loin d’être réglée. Becket excommunia rapidement plusieurs évêques fidèles à Henri, provoquant la colère du roi. Selon les chroniques, Henri aurait alors exprimé, dans un accès de rage : « Qui me débarrassera de ce prêtre turbulent ? » Ces paroles furent interprétées par quatre chevaliers comme un appel à agir. Ils se rendirent à la cathédrale de Cantorbéry, où ils assassinèrent Becket le 29 décembre 1170.
Le meurtre de Becket, perpétré dans une église, horrifia l’Europe chrétienne. Bien que Henri II n’ait pas ordonné explicitement l’assassinat, il en fut tenu moralement responsable. La canonisation rapide de Becket, en 1173, transforma l’archevêque en martyr, renforçant considérablement le pouvoir de l’Église en Angleterre.
Henri fut contraint de faire pénitence publique en 1174 à Cantorbéry, une démarche destinée à restaurer son image auprès de ses sujets et des institutions religieuses. Cependant, cet épisode marqua une défaite symbolique pour le roi dans sa tentative de subordonner l’Église à son autorité.
Henri II et Louis VII, roi de France, entretenaient une rivalité exacerbée par des intérêts territoriaux et personnels. Le mariage d’Henri avec Aliénor d’Aquitaine en 1152, après l’annulation de l’union entre celle-ci et Louis, fut un point de rupture majeur. Par cette alliance, Henri ajouta l’Aquitaine à ses possessions, menaçant directement le pouvoir royal français en encerclant ses territoires au nord et au sud.
Louis VII considérait cette union comme une insulte personnelle et une menace politique. Cette animosité donna lieu à une série de conflits, notamment autour du contrôle du Vexin, une région stratégique entre la Normandie et l’Île-de-France.
Au cours de son règne, Henri II affronta Louis VII à plusieurs reprises. Les tensions culminèrent autour du Berry, de l’Auvergne et du Vexin. Henri utilisa habilement mariages, alliances et campagnes militaires pour asseoir son influence. Par exemple, il fiança son fils Richard à Adèle, la fille de Louis, afin de consolider un semblant de paix.
Cependant, ces alliances étaient souvent fragiles. En 1160, Louis forma une coalition comprenant plusieurs comtes français pour contrer l’expansion d’Henri. Les combats, bien que rarement décisifs, renforcèrent l’image d’Henri comme un stratège habile et un rival redoutable.
Si Henri II parvint à maintenir ses possessions françaises intactes, la rivalité avec Louis VII se poursuivit jusqu’à la fin de son règne. Elle se transmit à son fils et successeur, Richard Cœur de Lion, face à Philippe Auguste, héritier de Louis VII, inaugurant une lutte durable entre les Plantagenêt et les Capétiens.
Dans les années 1170, l’Irlande était divisée en royaumes fragmentés, où l’autorité centrale était faible. Des seigneurs locaux dominaient leurs territoires, parfois en conflit avec leurs voisins. Cette situation offrait une opportunité d’intervention à Henri II, d’autant plus que des seigneurs anglo-normands des Marches galloises, comme Richard de Clare, dit Strongbow, avaient commencé à s’imposer sur l’île.
L’intervention directe d’Henri fut également motivée par une volonté de reprendre le contrôle sur ses vassaux anglo-normands, qui risquaient de devenir trop indépendants.
En 1171, Henri débarqua en Irlande avec une importante armée, consolidant son autorité sur les terres conquises par ses vassaux. Il négocia avec les chefs locaux, certains d’entre eux voyant en Henri un allié contre les ambitions de Strongbow. Cette intervention permit au roi d’affirmer son autorité sur les territoires déjà sous domination anglo-normande et de poser les bases d’une administration royale.
En 1175, Henri conclut un accord avec Rory O’Connor, haut-roi d’Irlande, par le traité de Windsor. Ce traité établissait Henri comme suzerain de l’île, tout en laissant une certaine autonomie aux royaumes locaux, à condition qu’ils reconnaissent son autorité. Toutefois, cette suzeraineté restait limitée, et de nombreux territoires irlandais échappaient encore au contrôle direct de la Couronne.
L’intervention d’Henri II en Irlande marqua le début d’une présence anglaise qui allait durer plusieurs siècles. Bien que sa domination fût initialement fragile, Henri posa les bases d’une administration coloniale et d’un réseau de fortifications, éléments centraux de la présence anglaise en Irlande.
Le règne d’Henri II fut profondément marqué par des conflits internes avec ses propres fils, engendrés par la gestion de l’héritage familial. Henri avait promis de diviser son empire entre ses héritiers, mais sans jamais céder le contrôle réel des territoires avant sa mort. Cette stratégie, bien qu’habile sur le plan politique, provoqua des tensions profondes, notamment avec son fils aîné, Henri le Jeune, qui avait été couronné roi en 1170, mais sans pouvoir réel.
Les frustrations d’Henri le Jeune, exacerbées par les ambitions de ses frères Richard et Geoffroy, ainsi que par le soutien d’Aliénor d’Aquitaine à leurs revendications, conduisirent à une rébellion ouverte. Cette fracture familiale fut exploitée par les adversaires d’Henri, notamment Louis VII de France, Guillaume d’Écosse et plusieurs barons anglais.
La révolte éclata en 1173 lorsque Henri le Jeune, soutenu par ses frères Richard et Geoffroy, se tourna vers Louis VII pour obtenir un appui militaire. Aliénor, en désaccord croissant avec Henri II, tenta également de rejoindre le camp de ses fils, mais elle fut arrêtée et placée en résidence surveillée par le roi.
Les rebelles rallièrent plusieurs alliés puissants :
Des offensives simultanées furent lancées en Angleterre, en Normandie, en Bretagne et en Aquitaine. La situation semblait désespérée pour Henri II, confronté à des ennemis sur plusieurs fronts.
Malgré l’ampleur de la révolte, Henri II démontra une remarquable résilience et une capacité stratégique exceptionnelle. Il profita de ses vastes ressources et de son réseau de forteresses pour diviser ses adversaires et contrer leurs offensives. En Angleterre, il renforça ses bastions et mobilisa des troupes pour mater les révoltes locales, remportant une victoire décisive à la bataille de Fornham en 1173.
Sur le continent, Henri se concentra sur la défense de la Normandie et parvint à repousser les attaques françaises et bretonnes. Les armées rebelles, mal coordonnées et incapables de briser la défense royale, furent progressivement affaiblies. En 1174, Guillaume d’Écosse fut capturé à la bataille d’Alnwick, marquant un tournant décisif dans la révolte.
En septembre 1174, les pourparlers de paix aboutirent à un règlement favorable à Henri II. Le traité de Montlouis rétablit l’ordre, mais à un coût élevé :
Henri II sortit victorieux, mais cette crise affaiblit durablement son autorité familiale et exposa les divisions internes de son empire. Les tensions avec ses fils ne disparurent pas, et de nouvelles querelles éclatèrent, notamment avec Richard et Jean dans les dernières années de son règne.
La Grande Révolte mit en lumière les vulnérabilités d’un empire fondé sur des alliances dynastiques et des territoires disparates. Bien qu’Henri II ait triomphé militairement, sa position fut fragilisée par les ambitions de ses fils et l’intervention de ses rivaux européens. Ce conflit familial persistant préfigurait l’éclatement progressif de l’Empire Plantagenêt après la mort d’Henri II.
Henri II s’éteignit le 6 juillet 1189, dans son château de Chinon, affaibli par les années de conflit et trahi par ses propres fils. À la fin de son règne, il dut affronter une nouvelle alliance entre son fils Richard, futur Richard Cœur de Lion, et Philippe Auguste, le roi de France. Cette union, scellée lors de la révolte de 1188-1189, marqua l’effondrement de l’autorité d’Henri II. La trahison de son fils cadet, Jean, qu’il avait toujours favorisé, porta un coup fatal à sa santé physique et morale.
Au terme d’une ultime campagne infructueuse contre ses ennemis, Henri fut contraint de signer une reddition humiliante, reconnaissant Richard comme son héritier et cédant plusieurs forteresses stratégiques à Philippe Auguste. Ramené à Chinon, il mourut quelques jours plus tard, laissant derrière lui un empire puissant mais instable.
Le règne d’Henri II constitue une étape charnière dans l’histoire de l’Angleterre et de l’Europe. Ses réformes juridiques, notamment la centralisation du système judiciaire et l’introduction des juges itinérants, jetèrent les bases du droit commun anglais (common law). Ces avancées offrirent une plus grande cohérence au système judiciaire et renforcèrent l’autorité royale face aux seigneurs féodaux.
Henri modernisa également les finances de la Couronne, stabilisant la monnaie et augmentant les revenus grâce à une meilleure gestion des domaines royaux. Ces réformes économiques et administratives influencèrent les monarchies européennes, posant les fondations des États centralisés à venir.
L’Empire Plantagenêt, pourtant vaste et puissant sous Henri II, ne survécut pas intact après sa mort. Richard Cœur de Lion, bien que célèbre pour son courage et ses exploits militaires, négligea la gouvernance de ses territoires au profit de la croisade. Son successeur, Jean sans Terre, perdit la majeure partie des terres continentales face à Philippe Auguste, notamment la Normandie en 1204.
Les causes de cet effondrement étaient multiples :
Henri II ne jouissait pas d’une grande popularité de son vivant, comme le notait William de Newburgh : « De son temps, il était haï par presque tout le monde. » Ses relations tumultueuses avec l’Église, ses barons et sa famille ternirent son image auprès de ses contemporains. Pourtant, son règne fut marqué par des avancées majeures qui influencèrent durablement l’Angleterre et l’Europe médiévale.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, mars 2014