Aux confins de la péninsule Ibérique, le Portugal trouve ses racines dans les luttes de la Reconquête chrétienne contre l'occupation musulmane. D'abord une entité périphérique sous l'autorité des royaumes léonais, le territoire portugais se transforme en une nation indépendante grâce à des alliances stratégiques et à des victoires décisives. Jusqu'à la veille de la conquête de l'Algarve, le Portugal consolide son identité politique et territoriale, ouvrant la voie à son affirmation comme un acteur clé de l’histoire médiévale.
Durant l’Antiquité, le territoire correspondant à l’actuel Portugal est intégré à la province romaine de Lusitanie. Les Romains y introduisent leur langue, leur droit et leur réseau d’infrastructures. Le christianisme, propagé à partir du IIIᵉ siècle, s’y enracinera durablement, formant un socle spirituel et culturel qui influencera les siècles suivants.
Avec la chute de l’Empire romain d’Occident au Vᵉ siècle, les Suèves s’établissent dans le nord-ouest de la péninsule, fondant un royaume dont la capitale est Braga. Ce territoire est plus tard annexé par les Wisigoths, consolidant la domination germanique jusqu’à l’invasion musulmane au VIIIᵉ siècle.
En 711, une armée musulmane commandée par Tariq ibn Ziyad traverse le détroit de Gibraltar, marquant le début de la conquête de la péninsule Ibérique. La bataille de Guadalete, où les forces wisigothes sont écrasées, ouvre la voie à une avancée rapide des Maures. En quelques années seulement, presque toute la péninsule tombe sous leur contrôle, à l’exception de quelques régions montagneuses du nord.
Le territoire correspondant à l’actuel Portugal, surtout au sud du Douro, devient un bastion de la civilisation islamique. Les Maures établissent des centres urbains dynamiques comme Beja, Silves et Évora, qui prospèrent grâce à des techniques agricoles avancées, notamment l’irrigation et la culture de nouvelles variétés comme les agrumes et le riz. Ces innovations transforment l’économie et le paysage rural, favorisant la croissance démographique et le commerce.
Sur le plan culturel, l’influence musulmane se manifeste dans l’architecture, la langue et la science. Des mosquées, des fortifications et des systèmes d’irrigation complexes témoignent encore aujourd'hui de cette période florissante. Cependant, cette domination n’est pas sans tensions, car les communautés chrétiennes et juives vivant sous le statut de dhimmi (protégés) sont soumises à des taxes spécifiques et à des restrictions juridiques.
Malgré ces tensions, les relations entre communautés ne sont pas uniquement conflictuelles. Le commerce, les échanges intellectuels et la coexistence quotidienne permettent un certain degré d’interaction culturelle. Ce mélange de traditions musulmanes et chrétiennes laissera des traces profondes dans l’histoire portugaise.
Face à l’avancée musulmane, les zones septentrionales de la péninsule, moins touchées par les invasions, deviennent des refuges pour les populations chrétiennes. C’est dans les montagnes des Asturies, au nord-ouest, qu’émerge un noyau de résistance autour du roi Pelayo. En 718, la victoire de Covadonga marque symboliquement le début de la Reconquête chrétienne, un processus long et complexe.
Au IXᵉ siècle, cette résistance se structure davantage avec la montée en puissance des royaumes chrétiens, tels que le León, la Castille et la Galice. Ces entités politiques, bien que fragmentées et parfois rivales, partagent un objectif commun : repousser les Maures et reconquérir les terres perdues. Le nord du Portugal, proche de ces centres de pouvoir, devient un espace stratégique pour mener des offensives vers le sud.
La Reconquête n’est pas seulement militaire. Elle s’accompagne d’un effort religieux et culturel visant à rétablir le christianisme dans les territoires repris. Les ordres monastiques jouent un rôle clé dans ce processus, fondant des abbayes et reconstruisant des églises détruites. Ces établissements deviennent des pôles de colonisation et de gestion des terres reconquises.Malgré ces avancées, les progrès sont lents et souvent interrompus par des périodes de paix ou de coexistence fragile avec les Maures. Des accords temporaires, des trêves et des alliances opportunistes marquent cette période, où la reconquête des terres se mêle à des enjeux politiques complexes. Cette dualité – entre guerre et coopération – caractérise les premiers siècles de la Reconquista.
À partir du IXᵉ siècle, les régions situées dans l’actuel nord du Portugal commencent à être reconquises par les rois léonais dans le cadre des campagnes de la Reconquista. Ces territoires, situés au sud du Minho et au nord du Douro, représentent une zone stratégique pour protéger les royaumes chrétiens des incursions musulmanes en provenance du sud. C’est dans ce contexte qu’en 868, le comté de Portucale est établi par le roi Alphonse III des Asturies.
Le comté de Portucale, centré sur la ville de Porto, est conçu comme une marche frontalière. Ces "marches" sont des territoires tampon, gouvernés par des seigneurs locaux nommés par le roi, dont la mission principale est de défendre les frontières et de promouvoir la colonisation des terres reconquises. Le comté de Portucale joue ce rôle de bastion militaire tout en développant des structures économiques basées sur l’agriculture et le commerce fluvial.
Les premiers gouverneurs du comté, comme Vimara Peres, se consacrent à la fortification des villes et à l’établissement de villages dans les terres reconquises. Ce processus, connu sous le nom de repopulação, vise à stabiliser ces zones en y installant des populations chrétiennes. Bien que le comté reste sous l’autorité directe des souverains du León, il gagne progressivement en importance grâce à son rôle clé dans les campagnes contre les Maures.
À mesure que les siècles avancent, Portucale devient un point névralgique, non seulement sur le plan militaire, mais aussi économique. Sa position sur le fleuve Douro facilite les échanges commerciaux avec d'autres régions ibériques et, plus tard, avec l’Europe du Nord. Cette prospérité émergente pose les bases de son affirmation politique.
Au XIᵉ siècle, les campagnes chrétiennes contre les Maures s’intensifient, et les souverains léonais cherchent à renforcer leur pouvoir en récompensant les chevaliers étrangers qui participent à ces combats. Parmi eux, Henri de Bourgogne, un noble français, se distingue par son courage et son efficacité militaire. En reconnaissance de ses services, le roi Alphonse VI de León lui accorde en 1095 le comté de Portugal, un territoire situé à l’ouest du León.
Henri de Bourgogne n’est pas seulement un guerrier ; il est aussi un habile stratège politique. En épousant Thérèse de León, fille illégitime d’Alphonse VI, il s’assure une alliance dynastique qui renforce son statut. Ce mariage donne à Henri une légitimité accrue pour gouverner et consolider son autorité sur le comté.
Sous son administration, le comté de Portugal connaît des réformes significatives. Henri encourage la colonisation des terres et renforce les fortifications pour protéger les frontières. Il s’entoure également d’un réseau de vassaux loyaux, souvent issus de la noblesse locale, qui l’aident à maintenir l’ordre dans ses domaines. Ces mesures renforcent la stabilité du comté et son autonomie vis-à-vis du royaume de León.
Bien que Henri reste nominalement vassal du roi de León, il agit de plus en plus comme un dirigeant indépendant. Cette autonomie croissante est facilitée par les troubles internes au sein du royaume léonais, notamment les luttes de succession qui affaiblissent l’autorité royale. À sa mort en 1112, Henri laisse un comté bien organisé à son fils, Alphonse Henriques, qui poursuivra l’œuvre de son père en menant le Portugal vers l’indépendance.
Alphonse Henriques, héritier du comté de Portugal après la mort de son père Henri de Bourgogne, devient le catalyseur des aspirations d'indépendance de son territoire. Dès son jeune âge, il montre des ambitions politiques et militaires qui dépassent celles d’un simple comte. En conflit avec sa mère, Thérèse, qui favorise des alliances étroites avec le royaume de León, Alphonse Henriques prend les armes et défie son autorité lors de la bataille de São Mamede en 1128. Cette victoire marque le début de son contrôle personnel sur le comté.
Renforcé par ce succès, Alphonse Henriques se concentre sur deux fronts : consolider son pouvoir face à León et repousser les forces musulmanes au sud. Sa stratégie militaire se caractérise par une combinaison d'alliances locales et de campagnes agressives, visant à étendre son influence tout en affirmant l'autonomie du comté. En 1139, il obtient une victoire décisive lors de la bataille d’Ourique, où il défait un important contingent musulman. Ce triomphe est amplifié par des récits légendaires, affirmant qu'il aurait reçu une vision divine le désignant comme le roi légitime du Portugal.
Faisant suite à cette victoire, Alphonse Henriques se proclame roi de Portugal. Ce geste audacieux, bien qu’initialement symbolique, marque une rupture définitive avec León. À partir de ce moment, il agit comme un souverain indépendant, consolidant son autorité dans ses domaines et renforçant ses armées pour défendre ses prétentions.
Après avoir proclamé son indépendance, Alphonse Henriques cherche à obtenir une reconnaissance formelle de son statut royal, une étape cruciale pour stabiliser son pouvoir. La consolidation de son royaume nécessite non seulement des victoires militaires, mais aussi des démarches diplomatiques pour convaincre les puissances voisines, en particulier León, de reconnaître son indépendance. Ce processus est long et marqué par des périodes de tensions, de négociations et parfois de combats.
En 1143, le traité de Zamora constitue une étape décisive. Lors de cette rencontre entre Alphonse Henriques et Alphonse VII de León, les deux souverains parviennent à un accord : le roi de León reconnaît implicitement l’autonomie du Portugal en échange d’un certain apaisement sur les frontières. Cet accord est motivé par des considérations politiques, car le roi de León préfère concentrer ses forces sur d'autres fronts de la Reconquista plutôt que de s’engager dans un conflit prolongé avec son ancien vassal.
Cependant, la reconnaissance de León ne suffit pas pour sécuriser totalement l’indépendance du Portugal. Alphonse Henriques se tourne alors vers la papauté, une autorité suprême capable de conférer une légitimité religieuse et universelle à son royaume. Après des années de correspondances et de démarches, le pape Alexandre III publie une bulle papale en 1179, accordant à Alphonse Henriques le titre de roi. Cette reconnaissance papale renforce considérablement la position du Portugal au sein du monde chrétien.
À partir de là, le royaume du Portugal est considéré comme une entité politique indépendante, tant sur le plan religieux que diplomatique. Cette indépendance, fondée sur un équilibre entre force militaire et diplomatie, jette les bases d’un royaume qui jouera un rôle central dans les dynamiques de la péninsule Ibérique et au-delà dans les siècles suivants.
Après la reconnaissance de son indépendance, le Portugal, sous le règne d’Alphonse Ier Henriques, oriente ses efforts militaires vers le sud, dans une reconquête méthodique des territoires musulmans. Cette stratégie vise non seulement à élargir les frontières du royaume, mais aussi à sécuriser les territoires reconquis contre d’éventuelles incursions. Le sud du Douro, encore sous contrôle musulman, devient une priorité pour consolider la jeune monarchie.
En 1147, Alphonse Ier lance une campagne décisive qui marque une étape cruciale dans l’expansion portugaise. La ville de Santarém est prise lors d’un assaut éclair, une opération militaire préparée avec précision et menée avec des troupes bien entraînées. Quelques mois plus tard, Alphonse Ier concentre ses efforts sur Lisbonne, une ville stratégiquement située sur l’estuaire du Tage et contrôlée par les Maures depuis des siècles.
La reconquête de Lisbonne, soutenue par des croisés venus d’Europe du Nord en route pour la Terre Sainte, est un tournant majeur. Après un siège de plusieurs mois, la ville tombe en octobre 1147. Cette victoire ne se limite pas à une avancée militaire ; elle représente aussi un triomphe politique et économique. Lisbonne devient rapidement la capitale du royaume, un centre névralgique pour le commerce maritime et le pouvoir royal.
Les campagnes d’Alphonse Ier établissent les bases d’une expansion continue. Les terres reconquises au sud sont colonisées par des populations chrétiennes venues du nord, tandis que des ordres religieux, comme les Templiers, jouent un rôle clé dans la stabilisation et la défense de ces territoires.
Au cours du XIIIᵉ siècle, les rois portugais poursuivent l’expansion vers le sud, atteignant progressivement les rives du Tage. Cette avancée est marquée par une série de victoires militaires et d’accords politiques avec les royaumes voisins. L’objectif est de sécuriser le contrôle de l’Alentejo, une région fertile et stratégique située au sud du Tage.
L’Alentejo, par sa position géographique, joue un rôle clé dans la défense du royaume. Ses vastes plaines agricoles fournissent les ressources nécessaires pour soutenir les populations et les armées. Par ailleurs, sa proximité avec l’Algarve, encore sous domination musulmane, en fait une zone tampon essentielle pour repousser les incursions ennemies.
Les efforts pour consolider l’Alentejo ne se limitent pas à des campagnes militaires. Les souverains portugais encouragent activement la colonisation de la région en attribuant des terres aux nobles, aux ordres religieux et aux colons. Les Templiers et les Hospitaliers, en particulier, reçoivent d’importantes concessions territoriales en échange de leur engagement à défendre et à administrer ces zones stratégiques.
Le développement de l’Alentejo s’accompagne également d’un essor économique. Les terres agricoles sont mises en valeur grâce à des innovations techniques, et des villes fortifiées comme Évora deviennent des centres politiques et commerciaux majeurs. Cette consolidation permet au Portugal de sécuriser ses frontières et de préparer l’étape suivante de son expansion : la conquête de l’Algarve, qui marquera l’achèvement de la Reconquête.
Du IXᵉ au XIIIᵉ siècle, le Portugal évolue d’une marche défensive à un royaume indépendant avec des frontières clairement définies au nord et au centre. Les efforts militaires, diplomatiques et religieux convergent pour poser les bases d’une nation souveraine, prête à s’affirmer davantage dans les siècles suivants. Cette période représente une étape cruciale dans l’histoire du Portugal, marquée par la détermination de ses souverains à préserver et étendre leur autonomie.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, mars 2015