Le royaume d’Aragon, situé au nord-est de la péninsule Ibérique, est né des luttes incessantes entre les forces chrétiennes et musulmanes pendant la Reconquête. Ce territoire, d’abord modeste, devient une puissance majeure de la Méditerranée au cours du Moyen Âge grâce à une politique d’expansion militaire, de mariages dynastiques et de développement économique. Jusqu’au début du XIVᵉ siècle, l’Aragon s’est affirmé comme un acteur clé en Europe, jouant un rôle de premier plan dans les relations entre l’Occident chrétien et le monde islamique.
Le royaume d’Aragon trouve ses origines dans un réseau de petits comtés pyrénéens, créés à la faveur de la domination franque après la chute de l’Empire romain. Ces comtés, établis au IXᵉ siècle, jouent un rôle stratégique dans la défense des montagnes contre les incursions musulmanes venues du sud. Parmi eux, le comté d’Aragon, centré sur la vallée de l’Aragon, émerge comme un territoire semi-indépendant, gouverné par une dynastie locale attachée à ses racines. Bien qu’officiellement sous l’autorité des Carolingiens, le contrôle exercé par l’Empire franc est essentiellement nominal, laissant une large autonomie aux dirigeants locaux.
Durant cette période, le comté d’Aragon se distingue par son organisation sociale et militaire. La population est composée majoritairement de paysans-soldats, engagés dans la défense de leur territoire contre les raids musulmans. Cette structure favorise la cohésion sociale et l’émergence d’une noblesse locale étroitement liée à la gestion militaire du comté. En parallèle, l’Église joue un rôle crucial dans le renforcement de l’identité chrétienne, essentielle pour mobiliser la population face à l’ennemi musulman.
Le processus de consolidation commence véritablement au XIᵉ siècle, lorsqu’une union dynastique réunit le comté d’Aragon avec ceux de Sobrarbe et de Ribagorce. Cette fusion est orchestrée par Ramire Ier (1035-1063), premier roi d’Aragon, qui transforme le comté en un royaume structuré. Sous son règne, l’Aragon se distingue par sa politique d’expansion modérée et sa capacité à établir des relations équilibrées avec ses puissants voisins, notamment la Navarre, la Castille et le León.
Ramire Ier met également en place les premières institutions royales, posant les bases d’un gouvernement centralisé. Le rôle de la monarchie se renforce, tandis que les liens entre la noblesse locale et le pouvoir royal se précisent. Cette centralisation est soutenue par l’Église, qui voit en l’Aragon un bastion chrétien essentiel dans la lutte contre l’expansion musulmane en Ibérie.
À partir de la seconde moitié du XIᵉ siècle, le royaume d’Aragon amorce une phase d’expansion territoriale. Sous le règne de Sanche Ier Ramírez (1063-1094), l’Aragon commence à s’étendre vers le sud, au-delà des Pyrénées. Cette expansion est motivée par des objectifs multiples : sécuriser des terres fertiles, affirmer le pouvoir royal et participer activement à la Reconquête chrétienne contre les forces musulmanes. Sanche Ier réussit à consolider son autorité sur des territoires stratégiques, notamment en soumettant des zones autrefois contestées par les royaumes voisins.
La conquête du sud s’intensifie sous le règne d’Alphonse Ier le Batailleur (1104-1134), figure emblématique de l’histoire aragonaise. Alphonse Ier mène des campagnes militaires audacieuses, utilisant des tactiques de siège avancées pour prendre des villes fortifiées contrôlées par les musulmans. Sa plus grande réussite est la conquête de Saragosse en 1118, un événement marquant qui transforme radicalement le royaume. La prise de cette ville stratégique, située sur l’Èbre, confère à l’Aragon un poids politique et économique majeur dans la péninsule Ibérique.
Saragosse devient la nouvelle capitale du royaume, symbolisant à la fois le triomphe chrétien et l’ambition aragonaise. Son importance économique repose sur sa position centrale et son rôle de carrefour commercial reliant les régions septentrionales et méridionales de l’Espagne. En outre, la ville devient un centre culturel dynamique, où cohabitent des influences chrétiennes, musulmanes et juives, témoignant de la diversité de la société ibérique médiévale.
Cependant, le succès d’Alphonse Ier ne se fait pas sans obstacles. Les ambitions du roi provoquent des tensions avec les royaumes voisins, notamment la Castille et la Navarre, qui craignent une montée en puissance excessive de l’Aragon. Ces rivalités entraînent des conflits territoriaux qui freinent temporairement l’expansion aragonaise. Par ailleurs, la pression exercée par les Almoravides, une puissante dynastie musulmane venue du Maroc, limite les gains territoriaux au sud. Les Almoravides, connus pour leur organisation militaire et leur ferveur religieuse, s’opposent farouchement aux avancées chrétiennes, menant à une guerre prolongée dans certaines régions.
Malgré ces défis, le règne d’Alphonse Ier le Batailleur marque une période de transformation pour l’Aragon. L’élargissement des frontières, accompagné d’une centralisation accrue du pouvoir royal, établit le royaume comme une puissance émergente de la péninsule. Cette phase prépare le terrain pour les grandes réalisations des siècles suivants, notamment l’union dynastique avec la Catalogne et l’expansion méditerranéenne qui suivra.
Le XIIᵉ siècle marque un tournant décisif pour l’Aragon avec l’union dynastique entre le royaume d’Aragon et le comté de Barcelone. Cet événement clé est initié en 1137 par le roi Ramire II d’Aragon, connu sous le surnom de "Le Moine". Souhaitant consolider la position de son royaume face aux menaces extérieures, notamment celles de la Castille et des puissances musulmanes, Ramire II organise le mariage de sa fille, Pétronille d’Aragon, alors âgée de seulement un an, avec Raimond-Bérenger IV, comte de Barcelone, un puissant seigneur catalan.
Cet accord matrimonial scelle l’union des deux entités, donnant naissance à la Couronne d’Aragon. Raimond-Bérenger IV gouverne en tant que prince consort et dirige les affaires conjointes, tandis que Pétronille conserve son statut d’héritière légitime de la couronne aragonaise. Cette alliance ne constitue pas une fusion complète : chaque territoire conserve ses propres lois, institutions et coutumes. Cette structure confédérale assure une grande flexibilité politique, permettant aux deux entités de maintenir leurs identités distinctes tout en collaborant étroitement.
Sur le plan interne, cette union renforce considérablement le pouvoir de la Couronne d’Aragon. Elle unifie des ressources humaines, militaires et économiques, créant une puissance capable de rivaliser avec ses voisins. De plus, elle établit une base solide pour une politique d’expansion, tant sur le plan territorial que commercial.
Politiquement, l’union avec la Catalogne place la Couronne d’Aragon dans une position stratégique en Méditerranée occidentale. Barcelone, en tant que centre économique florissant, devient un atout majeur pour la Couronne. Les marchands catalans, habitués aux échanges avec l’Europe et l’Afrique du Nord, offrent à l’Aragon un réseau commercial qui s’étend bien au-delà de la péninsule Ibérique.
L’union dynastique entre l’Aragon et la Catalogne ouvre la voie à une expansion ambitieuse vers la Méditerranée. Cette orientation atteint son apogée sous le règne de Jacques Ier d’Aragon, surnommé "Le Conquérant" (1213-1276). Jacques Ier incarne une stratégie d’expansion territoriale et maritime qui transforme la Couronne d’Aragon en une puissance méditerranéenne de premier plan.
Le premier grand succès de cette politique est la conquête des îles Baléares. Entre 1229 et 1235, Jacques Ier lance une série de campagnes militaires contre l’émirat musulman de Majorque. La chute de Palma en 1229 marque le début de l’intégration des Baléares à la Couronne d’Aragon. Ces îles deviennent non seulement des bases navales stratégiques mais aussi des centres de production agricole et d’échanges commerciaux, renforçant le rôle de la Couronne dans le commerce maritime.
Quelques années plus tard, Jacques Ier se tourne vers la péninsule et s’attaque au royaume de Valence, contrôlé par les musulmans. Après une campagne méthodique et des victoires décisives, notamment la prise de la ville de Valence en 1238, le territoire est annexé à la Couronne d’Aragon. Le royaume de Valence, riche en terres agricoles et doté de ports stratégiques, devient un pilier de l’économie aragonaise.
Ces conquêtes apportent bien plus que des gains territoriaux. Elles renforcent le prestige de la Couronne d’Aragon, qui s’impose comme une puissance chrétienne majeure dans la Reconquista et comme un acteur clé des échanges méditerranéens. Les nouveaux territoires offrent également des ressources considérables, notamment des céréales, des oliviers et des ports prospères, qui alimentent le développement économique de la région.
En s’ouvrant sur la Méditerranée, la Couronne d’Aragon développe des relations commerciales avec les grands centres économiques de l’époque, tels que Gênes et Venise. Les marchands aragonais et catalans deviennent des figures centrales dans le commerce du blé, des textiles et des produits de luxe, reliant l’Europe, l’Afrique du Nord et le Levant.Cette expansion méditerranéenne marque une nouvelle ère pour la Couronne d’Aragon. Elle assoit son influence politique et économique tout en préparant le terrain pour les grandes ambitions des siècles suivants, notamment la conquête de la Sardaigne et la Sicile. Cette stratégie d’expansion projette l’Aragon au-delà des frontières de la péninsule Ibérique, transformant la Couronne en une puissance véritablement transnationale.
La Couronne d’Aragon, dès ses débuts, développe une organisation politique avancée qui reflète sa diversité territoriale et culturelle. Une des caractéristiques essentielles de ce système est l’existence des Corts, assemblées représentatives comprenant les nobles, le clergé et, dans certains cas, les représentants des villes. Ces assemblées jouent un rôle consultatif et législatif, permettant une certaine participation des différentes classes sociales à la gouvernance. En Catalogne, où l’influence de la noblesse et des bourgeois est particulièrement forte, les Corts deviennent un instrument puissant pour défendre les privilèges locaux contre l’autorité royale.
La monarchie aragonaise, consciente de cette réalité, adopte une approche pragmatique en matière de gouvernance. Les rois favorisent la négociation avec les élites locales, respectant souvent les coutumes et les lois propres à chaque région. Cette politique de compromis contribue à limiter les conflits internes, assurant une stabilité précieuse dans un contexte où les rivalités féodales sont monnaie courante.
Par ailleurs, la monarchie s’investit activement dans le développement économique en accordant des chartes aux villes. Ces chartes, connues sous le nom de fueros ou cartes de privilèges, définissent les droits et devoirs des habitants, tout en encourageant l’essor urbain et commercial. Les villes bénéficient ainsi d’une autonomie relative, attirant les marchands, les artisans et les colons. Cette politique urbaine est particulièrement visible dans des villes comme Barcelone, Saragosse ou Valence, qui deviennent des centres économiques et culturels dynamiques.
Enfin, la monarchie aragonaise s’appuie sur un réseau administratif en constante évolution. Des fonctionnaires locaux, tels que les justiciers en Aragon ou les baillis en Catalogne, sont chargés de maintenir l’ordre, de collecter les impôts et d’appliquer les décisions royales. Cette administration centralisée, bien qu’encore limitée par rapport aux standards modernes, pose les bases d’un État structuré.
La société aragonaise médiévale est profondément marquée par sa diversité religieuse et ethnique. Chrétiens, musulmans et juifs cohabitent au sein du royaume, formant une mosaïque culturelle complexe. Cette coexistence, bien que souvent précaire, joue un rôle crucial dans le dynamisme économique et intellectuel de la Couronne d’Aragon.
Les musulmans, appelés mudéjars, continuent de vivre dans les territoires reconquis par les chrétiens. Bien qu’ils soient soumis à des discriminations juridiques et fiscales, leur contribution à l’économie est essentielle. En tant qu’agriculteurs, artisans et bâtisseurs, les mudéjars jouent un rôle central dans le développement rural et urbain. Ils apportent également des techniques agricoles avancées, comme l’irrigation, qui augmentent considérablement la productivité des terres.
Les communautés juives, quant à elles, prospèrent dans les villes du royaume. Les juifs occupent souvent des rôles clés dans l’administration, le commerce et la finance. Barcelone et Saragosse comptent parmi les principales villes abritant des quartiers juifs dynamiques, où fleurissent les écoles talmudiques et les échanges intellectuels. Cependant, cette prospérité s’accompagne de tensions religieuses croissantes, qui éclateront périodiquement en violences antisémites, notamment au XIVᵉ siècle.
Sur le plan économique, la Couronne d’Aragon repose sur un équilibre entre agriculture, artisanat et commerce. Les régions rurales, notamment en Aragon et en Valence, produisent des céréales, de l’huile d’olive et du vin, des denrées essentielles pour le commerce intérieur et extérieur. En parallèle, l’artisanat, particulièrement développé en Catalogne, fournit des produits de haute qualité, notamment dans l’industrie textile, qui est un moteur de croissance pour les villes.
Le commerce maritime constitue l’un des piliers de l’économie aragonaise. Les ports de Barcelone, Valence et Palma de Majorque deviennent des plaques tournantes du commerce méditerranéen. Ces villes entretiennent des relations commerciales avec les grandes puissances économiques de l’époque, telles que Gênes, Venise et Alexandrie. Les marchands aragonais jouent un rôle central dans l’échange de blé, de textiles, de métaux et d’épices, consolidant ainsi la position de la Couronne d’Aragon comme acteur majeur dans les circuits commerciaux méditerranéens.
Cette prospérité économique contribue également à l’essor culturel et architectural. Les villes se dotent de cathédrales, de palais et de fortifications, symboles de leur richesse et de leur importance stratégique. À Barcelone, par exemple, des constructions emblématiques comme la basilique Santa Maria del Mar témoignent de l’épanouissement de la culture catalane sous la Couronne d’Aragon.
En somme, la société et l’économie aragonaises du Moyen Âge sont le reflet d’une diversité et d’un dynamisme qui ont permis au royaume de s’imposer comme une puissance régionale majeure. La coexistence, bien que fragile, entre chrétiens, musulmans et juifs, combinée à une économie ouverte sur la Méditerranée, a façonné une identité unique, marquée par un équilibre entre tradition et innovation.
Du modeste comté pyrénéen au puissant royaume méditerranéen, l’Aragon connaît une ascension remarquable entre le IXᵉ et le début du XIVᵉ siècle. Ses conquêtes, son organisation politique et son rôle dans les échanges méditerranéens en font un acteur central de l’histoire ibérique et européenne. Cependant, les défis internes et externes qui émergent au XIVᵉ siècle marquent le début d’une période plus incertaine.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, mars 2015