Depuis que Constantin Ier a reconnu le christianisme et que Théodose Ier l’a élevé au rang de religion officielle de l’État, les tensions entre le paganisme sénatorial et le christianisme impérial se sont intensifiées. Cette opposition reflète un clivage profond entre une majorité païenne au Sénat romain, nostalgique de la pax deorum – une harmonie sacrée avec les dieux protecteurs de Rome –, et des empereurs qui renforcent progressivement l’emprise chrétienne.
Les sénateurs païens, dans leurs lettres et discours, mettent en avant l’âge d’or de Rome sous la bienveillance des dieux antiques. Ils espèrent un retour au paganisme, estimant que la faveur divine est indissociable de la prospérité et de la sécurité de Rome. Pourtant, les empereurs chrétiens, tout en affirmant la supériorité de leur foi, ne recourent pas systématiquement à la violence, laissant place à des débats philosophiques et théologiques.
La mort de Valentinien II en 392, retrouvé pendu dans des circonstances troubles, marque un tournant. Bien qu'Arbogast, le magister militum, affirme qu’il s’agit d’un suicide, Théodose Ier soupçonne un assassinat, influencé par sa femme Galla, sœur de Valentinien. Ce décès exacerbe les tensions entre les deux moitiés de l’Empire. Valentinien, qui avait une politique anti-paganisme, avait provoqué la colère des sénateurs romains païens. Sa disparition laisse un vide de pouvoir en Occident et alimente les ambitions des partisans du paganisme.
Incapable de revendiquer lui-même le trône en raison de ses origines barbares, Arbogast désigne Eugène, un érudit chrétien mais tolérant envers le paganisme, comme empereur d’Occident. Eugène, soutenu par des figures païennes influentes comme Nicomachus Flavianus, engage une politique de restauration des traditions païennes. Il rouvre des temples et restaure des symboles religieux païens, provoquant la colère de figures chrétiennes telles qu’Ambroise de Milan.
Malgré ses efforts pour obtenir la reconnaissance de Théodose, Eugène échoue à convaincre l’empereur d’Orient. En parallèle, Théodose renforce ses positions en nommant son jeune fils Honorius comme empereur d’Occident en janvier 393. Eugène, malgré son image d’usurpateur, tente d’éviter une confrontation armée en envoyant des émissaires, mais Théodose prépare déjà sa riposte.
Entre 393 et 394, Théodose rassemble une armée impressionnante, intégrant des contingents barbares tels que 20 000 Wisigoths sous le commandement d’Alaric Ier. Ce recrutement intensif est le reflet des transformations de l’armée romaine, de plus en plus dépendante des fédérés. La bataille d’Andrinople en 378 avait démontré les faiblesses de l’armée régulière, incitant à la barbarisation des troupes.
Avant la bataille décisive, Théodose est renforcé moralement par la prophétie d’un moine égyptien, prédisant une victoire divine. Ces croyances jouent un rôle psychologique crucial, galvanisant ses troupes face aux païens qu’il considère comme des ennemis de la foi chrétienne.
En septembre 394, Théodose engage ses forces contre Eugène et Arbogast dans la vallée du Frigidus (actuelle Slovénie). Il lance une attaque initiale avec ses contingents goths, espérant affaiblir ces alliés potentiellement dangereux. Les pertes sont lourdes pour les deux camps, mais les troupes de l’Occident conservent leurs positions.
Le deuxième jour, un vent violent se lève dans la vallée, soufflant la poussière dans les rangs d’Arbogast. Interprété comme un signe de faveur divine par les troupes de Théodose, ce phénomène météorologique renverse la bataille en sa faveur. Eugène est capturé et exécuté, tandis qu’Arbogast se suicide après avoir échoué à fuir.
La victoire de Théodose marque une défaite définitive pour le paganisme romain. Les élites sénatoriales païennes abandonnent progressivement leurs croyances ancestrales, favorisant l’uniformisation religieuse sous l’égide du christianisme. Ce triomphe idéologique ouvre la voie à une Église puissante et à l’établissement de papes issus des grandes familles romaines.
Cependant, la bataille révèle les faiblesses structurelles de l’Empire romain. Les légions occidentales, déjà fragilisées, perdent en efficacité. La dépendance accrue aux mercenaires barbares, combinée à un manque de ravitaillement pour les fédérés goths, intensifie les divisions internes. À la mort de Théodose en 395, l’unité impériale s’effondre, et l’Occident s’enfonce dans une spirale de crises.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Mars 2011