La destruction de Carthage en -146 marque l’apogée de la domination romaine dans la Méditerranée occidentale et scelle le sort de la civilisation punique. Résultat de la Troisième Guerre punique, cet événement est à la fois le produit de tensions économiques, politiques et territoriales accumulées depuis un siècle, et d'une stratégie délibérée de Rome pour éradiquer une puissance perçue comme une menace latente. Ce drame, qui s’étend sur trois ans de siège, symbolise la brutalité des conflits antiques et la transition d’un monde multipolaire à une hégémonie romaine incontestée.
La Première Guerre punique marque le début de la rivalité directe entre Rome et Carthage. Ce conflit, principalement naval, voit la suprématie maritime de Carthage remise en question. Malgré leur résistance acharnée, les Carthaginois subissent une défaite décisive lors de la bataille des îles Égates en -241. Ce revers conduit à la perte de la Sicile, première province romaine hors de la péninsule italienne, et inaugure une série de retraits successifs pour Carthage.
Le traité qui conclut la guerre impose des conditions humiliantes à Carthage :
Ces concessions affaiblissent considérablement la cité punique, non seulement sur le plan territorial, mais aussi économique et stratégique.
Le second conflit est marqué par l’audace militaire d’Hannibal, qui traverse les Alpes pour porter la guerre en Italie. Malgré des victoires spectaculaires comme celles de Trasimène et de Cannes, Carthage échoue à maintenir une offensive prolongée sur le territoire romain. Rome, sous la direction de Scipion l’Africain, riposte en portant la guerre en Afrique, forçant Carthage à rappeler Hannibal. La défaite de Zama (-202) met un terme au conflit.
Les conséquences de la Deuxième Guerre punique sont encore plus sévères pour Carthage :
Dans les décennies suivant la Deuxième Guerre punique, Carthage reste sous une surveillance constante. Les ambassades romaines interviennent régulièrement pour arbitrer les différends entre Carthage et ses voisins, en particulier le royaume numide de Massinissa, allié de Rome. Chaque arbitrage se conclut systématiquement au détriment de Carthage, favorisant l’expansion territoriale de Massinissa.
Massinissa, roi numide, joue un rôle crucial dans l’affaiblissement de Carthage. Soutenu par Rome, il mène une politique agressive de grignotage territorial :
Massinissa bénéficie de l’appui stratégique et logistique de Rome, qui le considère comme un rempart contre une éventuelle résurgence carthaginoise. Sa politique affaiblit non seulement Carthage, mais aussi son économie et sa capacité de résistance.
Après les défaites des deux premières Guerres puniques, Carthage parvient, contre toute attente, à retrouver une prospérité économique remarquable. Cette revitalisation repose sur deux piliers principaux :
Agriculture de la chôra :
Réseau commercial étendu :
Cette prospérité est soutenue par un intense effort de reconstruction urbaine. La colline de Byrsa, cœur politique et religieux de la ville, est modernisée, et les ports puniques sont agrandis pour répondre aux besoins croissants du commerce.
Cette renaissance économique suscite des inquiétudes à Rome, où les milieux politiques et économiques observent Carthage avec méfiance. Plusieurs facteurs alimentent ces craintes :
La prospérité de Carthage est largement instrumentalisée par Caton l’Ancien, l’une des figures politiques les plus influentes de Rome. Lors d’une visite en -153, Caton est frappé par le dynamisme de la cité punique. De retour au Sénat, il utilise cette observation pour renforcer son plaidoyer en faveur de la destruction de Carthage :
Une anecdote célèbre illustre cette campagne de persuasion : Caton aurait présenté une figue fraîche au Sénat, affirmant qu’elle avait été cueillie à Carthage trois jours auparavant, soulignant ainsi la menace imminente posée par la cité.
Depuis plusieurs décennies, Massinissa, roi numide, grignote méthodiquement les territoires carthaginois. Encouragé par Rome, il profite de l’incapacité de Carthage à répondre efficacement en raison des restrictions militaires imposées après la Deuxième Guerre punique. Ses actions s’intensifient dans les années précédant la Troisième Guerre punique :
Rome, jouant le rôle d’arbitre, rend systématiquement des décisions favorables à Massinissa, aggravant les tensions entre le roi numide et Carthage.
En -151, excédée par les empiètements de Massinissa et n’ayant aucune garantie d’un arbitrage équitable de la part de Rome, Carthage décide de prendre les armes :
Cette riposte est motivée par une situation désespérée : les terres conquises par Massinissa sont vitales pour l’économie et la survie de Carthage. Le Sénat carthaginois, conscient des risques, n’a toutefois plus d’autre choix que de réagir.
L’armée carthaginoise, mal équipée et peu entraînée en raison des restrictions militaires imposées par Rome, subit une défaite écrasante face aux forces de Massinissa :
En conséquence, Carthage est plus vulnérable que jamais. La défaite provoque un tollé au sein de la population carthaginoise, et les généraux responsables de l’échec sont exécutés pour apaiser la colère populaire.
Rome, informée de cette mobilisation et de la défaite de Carthage, considère cet acte comme une violation inacceptable du traité de -201. Bien que l’attaque de Massinissa ait été une provocation, Rome exploite la situation pour justifier une intervention militaire directe :
Le recours à la force par Carthage, bien qu’une réponse légitime à une agression, fournit à Rome un prétexte idéal pour déclencher la Troisième Guerre punique. Ce casus belli masque des motivations plus profondes :
En -149, Rome envoie un ultimatum à Carthage exigeant :
Face à ces exigences inacceptables, Carthage refuse de céder et prépare une résistance désespérée. Le conflit, officiellement justifié par la rupture du traité, devient inévitable.
Ce casus belli, bien qu’orchestré, marque le début de l’épisode final de l’histoire punique : la Troisième Guerre punique et la destruction de Carthage.
En -149, Rome mobilise une force expéditionnaire massive pour envahir l’Afrique du Nord. Deux consuls, Manius Manilius et Lucius Marcius Censorinus, dirigent l’opération. Ils établissent leur base à Utique, une cité alliée de Rome et rivale historique de Carthage. Cette position stratégique leur permet de contrôler la côte et de lancer des opérations contre Carthage.
Face à cette menace imminente, Carthage tente d’éviter une confrontation directe :
Cependant, les véritables intentions de Rome deviennent claires lorsque les consuls exigent l’abandon total de la ville. Les habitants devraient se relocaliser à une quinzaine de kilomètres de la mer, condamnant ainsi Carthage à perdre son rôle maritime et commercial. Cette demande déclenche une réaction de défi.
Confrontée à l’exigence romaine de quitter la ville, Carthage choisit la résistance. Une mobilisation générale est décrétée, impliquant toutes les couches de la société :
Cette mobilisation témoigne de la détermination des Carthaginois à défendre leur ville, malgré leur désavantage militaire et stratégique.
La ville de Carthage est protégée par des défenses impressionnantes :
Sous la direction d’Hasdrubal le Boétharque, Carthage exploite au maximum ses atouts. Les Romains, qui sous-estiment la capacité de résistance de la cité, échouent à plusieurs reprises à briser ses défenses :
En -147, Rome confie le commandement à Scipion Émilien, petit-fils adoptif de Scipion l’Africain, vainqueur de la bataille de Zama. Scipion apporte une discipline et une organisation qui faisaient défaut aux premiers commandants :
Malgré le blocus, les Carthaginois parviennent à construire une flotte improvisée et à percer un mur pour créer une nouvelle issue vers la mer. Cette manœuvre audacieuse surprend les Romains, et la flotte carthaginoise engage un combat naval. Cependant, le manque de coordination et d’expérience des marins carthaginois mène à un échec. Les Romains renforcent leur blocus, privant la ville de tout espoir de ravitaillement.
En -146, après trois ans de siège, les forces romaines dirigées par Scipion Émilien parviennent à percer les défenses carthaginoises. Les assauts finaux se concentrent sur l’isthme et les ports, affaiblissant les fortifications déjà éprouvées par le blocus prolongé. Une brèche dans les murs permet aux Romains d’entrer dans la ville, marquant le début d’un combat de rue acharné.
Scipion, frustré par la lenteur de l’avancée et conscient de l’usure subie par ses troupes, ordonne de mettre la ville à feu. Les bâtiments sont incendiés méthodiquement, déclenchant un immense brasier qui consume la ville pendant dix jours. Cette stratégie force les Carthaginois retranchés à se replier vers leur dernier bastion, la colline de Byrsa.
La colline de Byrsa, centre religieux et politique de Carthage, devient le dernier refuge des défenseurs. Des milliers d’habitants, militaires et civils, s’y regroupent pour une ultime résistance.
Face à l’inéluctable, Hasdrubal le Boétharque, commandant en chef des forces carthaginoises, implore la clémence de Scipion. Il se rend avec ses proches, abandonnant les défenseurs restants. Ce geste provoque une réaction dramatique :
Avec la chute de Byrsa, la résistance carthaginoise prend fin. Scipion Émilien ordonne la destruction méthodique de la cité, mettant un terme à l’existence de l’une des plus grandes puissances méditerranéennes de l’Antiquité.
La destruction de Carthage en -146 représente la conclusion brutale d’un siècle de rivalité entre Rome et la cité punique. Cette victoire marque :
Le triomphe de Scipion Émilien, surnommé "Africanus minor", est célébré à Rome comme un exploit légendaire, mais l’horreur de la destruction laisse également une empreinte durable dans l’histoire antique.
La destruction de Carthage en -146 met fin à une civilisation qui avait dominé l’Afrique du Nord et marqué la Méditerranée pendant des siècles. En rasant la ville, Rome élimine le dernier vestige d’une puissance qui, à son apogée, rivalisait avec elle pour le contrôle de la Méditerranée.
Malgré sa disparition politique, l’influence de la civilisation punique perdure :
Cet héritage montre que, bien que la ville ait été détruite, son influence culturelle ne s’éteint pas immédiatement.
Avec la chute de Carthage, Rome consolide sa domination sur l’Afrique du Nord. Le territoire de l’ancienne cité est transformé en province d’Africa, centrée sur la Fossa regia, la limite délimitant l’ancien territoire carthaginois. Ce territoire devient un atout stratégique et économique majeur pour Rome :
La destruction de Carthage élimine le dernier rival sérieux de Rome dans la Méditerranée occidentale. La République, puis l’Empire, peut désormais concentrer ses forces sur d’autres fronts, comme l’Orient ou l’Europe du Nord, sans craindre de menaces venant de l’Afrique du Nord.
Un siècle après sa destruction, Jules César initie la refondation de Carthage en tant que colonie romaine. Ce projet est achevé par Auguste, qui établit la Colonia Julia Carthago sur le site de l’ancienne cité :
Sous l’Empire romain, Carthage est un centre de commerce, d’art et d’éducation. Elle joue un rôle clé dans la diffusion du christianisme en Afrique du Nord. Cependant, cette prospérité prend fin avec les invasions vandales au Ve siècle et, plus tard, avec la conquête arabe au VIIe siècle.
Auteur : Stéphane Jeanneteau
Février 2011