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La guerre lusitanienne et la guerre de Numance (-155 à -133 av. J.-C.)

La guerre lusitanienne (-155 à -139 av. J.-C.)

Contexte et premières révoltes

La Lusitanie, correspondant principalement à l’actuel Portugal et une partie de l’Espagne, est une région montagneuse et difficile d’accès, peuplée par des tribus celtiques et ibériques. Ces populations, organisées en communautés autonomes, vivent essentiellement de l’agriculture, de l’élevage et du pillage. Bien que Rome ait commencé à s’implanter dans la péninsule Ibérique après la Deuxième Guerre punique (-218 à -201), les Lusitaniens restent largement indépendants.

Après la pacification temporaire de la région en -179 grâce au général romain Tiberius Sempronius Gracchus, un traité de paix est signé avec les Lusitaniens. Cependant, ce calme est de courte durée. Les lourdes pressions fiscales, les incursions romaines, et l’extraction de ressources par les Romains attisent le mécontentement local.

En -155 av. J.-C., les Lusitaniens se soulèvent contre Rome sous la direction de leur chef Punicus, qui s’allie avec les Vettons, une autre tribu ibérique voisine. Cette révolte prend une tournure inquiétante pour Rome lorsque les Lusitaniens remportent une série de victoires contre les légions romaines, mettant à sac plusieurs colonies et garnisons.

À la mort de Punicus en bataille, le commandement passe à Caesarus, qui poursuit la lutte. Simultanément, un autre chef lusitanien, Caucenus, mène une campagne agressive au sud du fleuve Tage, élargissant le front de la révolte. Les Lusitaniens utilisent des tactiques de guérilla, exploitant leur connaissance du terrain pour harceler les forces romaines et se retirer avant de subir des pertes importantes.

Les raisons de la révolte

  • Oppression romaine : Rome impose des tributs, réquisitionne des ressources et applique des lois impopulaires, provoquant l’insatisfaction des populations locales.
  • Désir d’indépendance : Les Lusitaniens, habitués à leur autonomie, refusent la soumission à une puissance étrangère.
  • Conditions économiques : La confiscation de terres fertiles et les raids romains sur les récoltes exacerbent la pauvreté des populations rurales.
  • Ambitions militaires des chefs locaux : Les leaders comme Punicus et Caesarus exploitent le mécontentement pour unifier les tribus et renforcer leur influence.

Les campagnes initiales (-151 à -150 av. J.-C.)

Face aux succès initiaux des Lusitaniens, Rome décide d’envoyer deux commandants expérimentés, le préteur Servius Sulpicius Galba et le proconsul Lucius Licinius Lucullus, pour réprimer la révolte. Leur stratégie est brutale : les armées romaines s’attaquent systématiquement aux villages lusitaniens, pillant les ressources et massacrant les populations.

Galba propose aux Lusitaniens des pourparlers de paix, leur promettant des terres fertiles en échange de leur reddition. Les chefs lusitaniens, croyant à sa sincérité, se rassemblent avec leurs troupes. Cependant, cette promesse est une ruse : une fois les Lusitaniens désarmés et dispersés, Galba ordonne leur massacre, tuant des milliers de guerriers et réduisant en esclavage les survivants. Cette trahison marque profondément la mémoire des peuples ibériques et attise davantage leur résistance.

L’émergence de Viriathe (-146 à -139 av. J.-C.)

En réponse à ces atrocités, un chef charismatique et militaire, Viriathe, émerge pour prendre la tête de la rébellion. Originaire d’une tribu lusitanienne, il devient un symbole de résistance face à l’oppression romaine.

Les tactiques de guérilla

Viriathe utilise des tactiques de guérilla, exploitant les terrains montagneux et forestiers pour tendre des embuscades aux légions romaines, détruire leurs lignes de ravitaillement, et éviter les affrontements directs. Sa maîtrise du terrain et sa rapidité rendent les lourdes formations romaines inefficaces.

Les victoires de Viriathe

  • -145 av. J.-C. : Campagne contre Quintus Fabius Maximus Aemilianus
    Bien que ce consul mène une campagne victorieuse dans certaines régions, il ne parvient pas à capturer ou neutraliser Viriathe, qui continue ses raids avec succès.

  • Formation d’une coalition (-143 av. J.-C.)
    Viriathe fédère plusieurs tribus celtiques et ibériques en une ligue anti-romaine, multipliant les attaques coordonnées contre les garnisons et les forces romaines stationnées en Hispanie.

Un défi majeur pour Rome

Les légions romaines subissent de lourdes pertes face aux tactiques imprévisibles de Viriathe. Les tentatives répétées pour briser sa résistance échouent, et Rome doit renforcer ses effectifs et adapter ses stratégies.

Trahison et assassinat (-139 av. J.-C.)

Après des années de luttes intenses, de victoires éclatantes et d’humiliations infligées aux légions romaines, la résistance lusitanienne perd son leader charismatique en -139 av. J.-C. Rome, fatiguée par l’incapacité de ses armées à vaincre Viriathe par des moyens conventionnels, décide de recourir à la trahison.

Trois compagnons proches de Viriathe, Audax, Ditalcus et Minurus, sont envoyés par leur chef comme émissaires pour négocier la paix avec les Romains. Le général romain Marcus Popillius Laenas profite de cette opportunité pour corrompre ces émissaires, leur promettant des récompenses en échange de l’assassinat de leur propre leader. Les trois hommes exécutent leur sombre mission en poignardant Viriathe dans son sommeil.

Les suites de l’assassinat

Après la mort de Viriathe, les Lusitaniens, privés de leur chef et désorganisés, se rendent rapidement aux Romains. Cependant, la ruse employée pour éliminer Viriathe ternit l’image de Rome, même parmi ses propres alliés. Lorsque les trois traîtres demandent leur récompense à Popillius Laenas, celui-ci refuse et les fait exécuter, déclarant :
« Rome ne paye pas les traîtres. »

Conséquences de la fin de la guerre

  • Stabilisation de la région : Avec la mort de Viriathe, les dernières poches de résistance en Lusitanie sont écrasées, permettant à Rome de pacifier cette région. Cependant, des révoltes sporadiques continuent de surgir.

  • Intégration de la Lusitanie : Cette guerre marque un pas décisif vers l’intégration complète de la Lusitanie dans le monde romain. Les Romains établissent des colonies et exploitent les ressources locales, notamment les mines.

  • L’héritage de Viriathe : Viriathe devient une figure emblématique de la lutte pour la liberté et la résistance face à l’envahisseur. Son nom résonne dans l’histoire ibérique comme un symbole de courage et de patriotisme.




La guerre de Numance (-154 à -133 av. J.-C.)

Les premières résistances

La guerre de Numance éclate dans une région montagneuse et difficile d’accès de l’Hispanie citérieure, où les Celtibères, un groupe de tribus ibériques, résistent depuis longtemps à l’influence romaine. Parmi eux, les Arévaques, les Vaccéens, et d’autres tribus, s’organisent pour défendre leur indépendance. La ville de Numance, située sur la rive du Duero, devient rapidement le bastion principal de cette résistance.

Le déclenchement de la rébellion (-154 av. J.-C.)

En -154 av. J.-C., les Celtibères de la ville de Segeda se révoltent en refusant de se conformer aux exigences romaines :

  • Imposition de taxes : Les tribus celtiques refusent de payer les tributs imposés par Rome.
  • Service militaire forcé : Elles rejettent l’obligation de fournir des soldats aux armées romaines.

Segeda renforce ses fortifications, provoquant la colère de Rome. En réponse, le consul Quintus Fulvius Nobilior est envoyé avec une armée pour écraser la révolte. Lors de la bataille qui s’ensuit, Nobilior subit de lourdes pertes, perdant environ 6 000 hommes, bien qu’il parvienne à prendre Segeda.

La résistance des Arévaques

Après la chute de Segeda, les survivants se regroupent dans les montagnes ibériques et rejoignent la ville de Numance, où ils décident de poursuivre la guerre. Numance devient le cœur de la rébellion, symbolisant la lutte celtibère pour l’indépendance.

  1. Position stratégique : Numance est idéalement située pour résister aux sièges, avec des défenses naturelles et un approvisionnement en eau grâce au fleuve Duero.
  2. Unité des tribus : Les Arévaques, renforcés par des alliés Celtibères, rassemblent leurs forces pour mener une guerre de harcèlement contre les légions romaines.

Les défis pour Rome

Les premières résistances des Celtibères exposent les faiblesses des stratégies romaines :

  • Un terrain difficile : Les montagnes et les forêts offrent un avantage aux Numantins pour mener des embuscades et des raids.
  • Manque de discipline des légions : Les soldats romains ne sont pas habitués aux conditions locales et souffrent de désorganisation.
  • Moral élevé des Numantins : Face à la supériorité numérique et matérielle de Rome, les Numantins se battent avec une détermination farouche.

Échecs romains successifs

Après le regroupement des Celtibères à Numance, Rome tente à plusieurs reprises d’écraser la résistance. Cependant, la ville fortifiée et les tactiques de guérilla des Numantins posent des défis insurmontables aux commandants romains.

Quintus Fulvius Nobilior (-153 av. J.-C.)

Envoyé en Hispanie pour mater la rébellion, Fulvius Nobilior mobilise une armée importante comprenant :

  • 10 éléphants de guerre,
  • 500 cavaliers numides,
  • Une légion romaine renforcée.

Cependant, lors du siège de Numance :

  • Chaos dans les rangs romains : Les éléphants, effrayés par les projectiles numantins, paniquent et se retournent contre les légionnaires.
  • Pertes massives : Rome perd près de 4 000 soldats, tandis que les Numantins ne subissent que 2 000 pertes. Fulvius Nobilior, incapable de maintenir le siège, se retire pour l’hiver, laissant ses troupes affamées et démoralisées.

Quintus Pompeius (-152 à -150 av. J.-C.)

Quintus Pompeius prend le commandement des forces romaines, mais ses efforts sont également marqués par des échecs :

  • Embuscades numantines : Les Numantins tendent des pièges réguliers aux forces romaines, infligeant des pertes significatives.
  • Tentative d’assèchement : Pompeius essaie de détourner une rivière pour priver Numance d’eau, mais cette tentative échoue, entraînant de lourdes pertes.
  • Accord honteux : En -150, Pompeius conclut un accord de paix avec Numance, acceptant une rançon en échange de la reddition. Cependant, cet accord est rejeté par le Sénat romain comme déshonorant.

Hostilius Mancinus (-137 av. J.-C.)

L’échec de Mancinus est l’un des plus cuisants pour Rome :

  • Encerclé par les Numantins : Son armée est piégée et subit une série de défaites humiliantes.
  • Capitulation : Mancinus, pour sauver ses troupes, signe un traité de paix avec les Numantins. Cet accord, jugé honteux par le Sénat, est immédiatement annulé. Mancinus est livré aux Numantins en expiation, bien que ceux-ci refusent de l’exécuter.

Intervention de Scipion Émilien

Face aux échecs répétés des commandants précédents, le Sénat romain décide d’envoyer son général le plus prestigieux, Scipion Émilien, vainqueur de Carthage, pour régler la situation à Numance. Connu pour sa discipline et sa rigueur, Scipion adopte une approche différente des campagnes précédentes.

Réformes de l’armée romaine

En arrivant en Hispanie, Scipion trouve une armée démoralisée, indisciplinée et mal équipée. Il entreprend une série de réformes pour restaurer son efficacité :

  1. Réintroduction de la discipline stricte:
    • Il expulse les marchands, prostituées et devins qui suivaient les troupes.
    • Il limite les bagages des soldats, exigeant qu’ils se déplacent avec le strict nécessaire.
    • Il impose des entraînements rigoureux, incluant marches forcées, manœuvres tactiques, et simulations de batailles.
  2. Motivation par l’exemple:
    • Scipion lui-même adopte un mode de vie austère, dormant sur une natte et mangeant les mêmes rations que ses hommes.
  3. Renforts:
    • Bien que le Sénat limite l’envoi de nouvelles troupes, Scipion recrute des mercenaires et reçoit des renforts de ses alliés locaux.

La stratégie d’encerclement

Contrairement à ses prédécesseurs, Scipion comprend qu’une attaque frontale contre Numance, bien défendue, serait désastreuse. Il élabore une stratégie de siège méthodique :

  1. Construction d’un double système défensif:
    • Il fait ériger une enceinte continue autour de Numance, longue de 9,25 km, comprenant des fossés, des palissades, et un mur renforcé de tours espacées de 30 mètres.
    • Un second mur interne empêche toute sortie des Numantins.
  2. Blocage du fleuve Duero:
    • Pour empêcher le ravitaillement par voie d’eau, il installe des forts sur chaque rive et tend des obstacles flottants équipés de pointes.
  3. Ravitaillement romain:
    • Il sécurise ses lignes d’approvisionnement en pillant les territoires voisins, notamment ceux des Vaccéens, et brûle les champs pour empêcher tout soutien aux Numantins.

L’isolement de Numance

Le siège de Numance dure 15 mois, pendant lesquels Scipion maintient une pression constante :

  • Tactiques psychologiques : Il ignore les provocations des Numantins, les laissant s’épuiser et se démoraliser.
  • Sorties infructueuses : Les assiégés tentent à plusieurs reprises de percer les lignes romaines, mais sont repoussés avec des pertes croissantes.
  • Famine et désespoir : Privés de vivres et d’eau, les habitants de Numance sombrent dans la famine, recourant même au cannibalisme dans leurs derniers mois.

La chute de Numance (-133 av. J.-C.)

En été -133, après 15 mois de siège, Numance capitule. Les habitants, accablés par la faim et les maladies, choisissent le suicide collectif plutôt que de se rendre :

  • La ville est incendiée par ses propres habitants.
  • Les survivants, très peu nombreux, sont réduits en esclavage.
  • Scipion refuse tout triomphe personnel, affirmant que cette victoire est celle de Rome.



Conséquences des guerres

Consolidation de la domination romaine

Les guerres lusitanienne (-155 à -139) et de Numance (-154 à -133) marquent une étape décisive dans l’intégration de l’Hispanie dans l’Empire romain :

  • Contrôle territorial : Avec la destruction de Numance et la fin de la résistance lusitanienne, Rome affirme son pouvoir sur l’ensemble de la péninsule, consolidant ses provinces d’Hispanie citérieure et ultérieure.
  • Exploitation des ressources : Les mines d’or et d’argent de la région, particulièrement en Lusitanie, sont désormais accessibles sans entrave, contribuant à la richesse de Rome.
  • Routes stratégiques : Le contrôle de l’Hispanie renforce les routes commerciales et militaires reliant la Méditerranée occidentale au reste de l’Empire.

Prestige et réputation de Rome

Les victoires en Hispanie renforcent la réputation militaire de Rome :

  • Exemple de discipline et de stratégie : Le siège méthodique de Numance par Scipion Émilien est cité comme un exemple classique de patience et de tactique militaire.
  • Symbole de la puissance romaine : La destruction de Numance, après des décennies d’échecs, démontre la détermination et l’efficacité romaines face à des ennemis redoutables.
  • Renommée de Scipion Émilien : Déjà célébré pour sa victoire contre Carthage, Scipion Émilien prend le titre de Numantin, reflétant son triomphe sur l’un des bastions les plus résistants de l’Hispanie.

Héritage culturel

Les guerres lusitanienne et de Numance laissent un héritage durable, particulièrement dans l’histoire et la culture espagnoles :

  • Résistance héroïque : Numance devient un symbole de courage et de sacrifice face à l’envahisseur. Cette image inspire des récits historiques et littéraires, notamment à l’époque moderne.
  • Expression populaire : L’expression espagnole « resistencia numantina » (résistance numantine) est utilisée pour désigner une lutte obstinée et désespérée contre un adversaire supérieur.
  • Mémoire de Viriathe : Le chef lusitanien Viriathe est vénéré comme un héros national en Lusitanie, incarnant la bravoure et l’ingéniosité face à un empire.



Sources principales

  1. Polybe, Histoires (Livres XXI-XXII)
    Analyse des premières révoltes en Hispanie.

  2. Tite-Live, Histoire romaine (Livres XLVIII-L)
    Récit des guerres de Numance et des campagnes en Lusitanie.

  3. Appien, Histoire romaine – Livre VI : Les guerres d'Hispanie
    Description détaillée des tactiques de Viriathe et du siège de Numance.

  4. Plutarque, Vie des hommes illustres : Scipion l'Africain
    Analyse de la stratégie de Scipion Émilien durant la chute de Numance.

  5. Theodor Mommsen, Histoire romaine
    Analyse des enjeux politiques et sociaux des guerres en Hispanie.

  6. Gruen, Erich S., The Hellenistic World and the Coming of Rome
    Exploration des motivations romaines dans la péninsule Ibérique.



Auteur : Stéphane Jeanneteau

Février 2011