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La Guerre des Mercenaires (241-238 av. J.-C.)

Les séquelles de la Première guerre punique

La Première guerre punique (264-241 av. J.-C.) marque un tournant dans l’histoire de Carthage, qui subit une défaite stratégique face à Rome. Bien que les Carthaginois n’aient pas été vaincus sur le plan terrestre en Sicile, ils sont contraints d’accepter un traité humiliant. Carthage doit abandonner la Sicile, les îles Éoliennes et verser une lourde indemnité de guerre de 3 200 talents euboïques, dont une partie immédiatement et le reste sur dix ans. Cette défaite épuise les finances de l’État punique, déjà affaibli par un conflit de 23 ans, et plonge la ville dans une crise économique profonde.

Carthage est confrontée à des défis multiples : un territoire amoindri, une puissance navale affaiblie et une dette qui pèse lourdement sur son économie. Le coût de la guerre a exacerbé les tensions internes entre les factions oligarchiques, qui dominent le Sénat, et les catégories populaires, souvent en faveur des Barcides. Cette situation délicate laisse peu de marge de manœuvre pour résoudre les problèmes liés à la démobilisation de l’armée, composée majoritairement de mercenaires étrangers.


La question des mercenaires

À la fin de la guerre, l’armée carthaginoise est essentiellement constituée de mercenaires étrangers recrutés pour combattre en Sicile. Ces mercenaires, venus de régions aussi diverses que la Libye, l’Ibérie, la Gaule ou les îles Baléares, attendent le paiement des soldes promises, souvent considérées comme un complément légitime à leur engagement militaire. Cependant, les caisses de Carthage sont vides, et les autorités peinent à satisfaire ces revendications financières.

Pour éviter de regrouper une force importante d’hommes mécontents dans la capitale, les dirigeants carthaginois décident de stationner les mercenaires à Sicca Veneria (actuelle El Kef), loin des centres névralgiques. Là, les mercenaires commencent à discuter de leurs soldes impayées, ainsi que des primes pour les chevaux morts et le blé consommé. En l’absence de solutions rapides et face aux tergiversations des autorités carthaginoises, la tension monte rapidement. Les revendications financières se transforment en un mouvement de contestation plus large, alimenté par le mécontentement des populations libyennes, souvent soumises à une taxation lourde pour financer la guerre.


Un terrain propice à la révolte

Le contexte socio-économique de l’Afrique du Nord accentue les tensions. Les populations libyennes, soumises à une conscription forcée et à des impôts écrasants, voient dans la révolte des mercenaires une opportunité de remettre en cause la domination carthaginoise. Le ressentiment à l’égard de Carthage, qui contrôle l’arrière-pays par des méthodes souvent brutales, alimente une guerre civile latente. La situation est exacerbée par les rivalités internes au sein de la classe dirigeante carthaginoise : les oligarques terriens, dirigés par Hannon, privilégient une solution diplomatique et économique, tandis que les partisans des Barcides, menés par Hamilcar, prônent une approche militaire plus ferme.

Dans ce climat explosif, les mercenaires, renforcés par les Libyens révoltés, marchent sur Carthage, transformant un conflit initialement limité à une crise de paiement en une guerre civile généralisée. Cette situation plonge Carthage dans une guerre à la fois contre ses propres soldats et contre ses sujets en Afrique, mettant à nu les fragilités politiques et sociales de la cité punique.


Déroulement de la Guerre des Mercenaires 

La montée des tensions et les premiers affrontements

Le conflit débute par une série de négociations infructueuses entre Carthage et les mercenaires, stationnés à Sicca Veneria. Les mercenaires, frustrés par les tergiversations des autorités carthaginoises et influencés par leurs chefs, notamment Mathos, un Libyen, et Spendios, un ancien esclave, rejettent toute proposition. La tension s’intensifie lorsque les mercenaires marchent sur Carthage, établissant leur camp près de Tunis, menaçant directement la capitale punique.

Les premiers affrontements surviennent autour des cités de Hippo Diarrhytus et Utique, qui rejoignent les insurgés. Hannon le Grand, chargé de commander l’armée carthaginoise, tente une contre-offensive avec environ 10 000 hommes et 100 éléphants, mais ses efforts échouent. Les rebelles, bien organisés et bénéficiant du soutien des populations libyennes, parviennent à tenir leurs positions, tandis que les forces carthaginoises, mal coordonnées, subissent des pertes importantes.


L’arrivée d’Hamilcar Barca

Face aux échecs de Hannon, la direction des opérations est confiée à Hamilcar Barca, un général expérimenté, qui prend le commandement d’une armée réduite à environ 10 000 hommes et 70 éléphants. Hamilcar adopte une stratégie audacieuse : il utilise la ruse pour contourner le blocus imposé par les insurgés, en passant par l’embouchure ensablée du fleuve Medjerda. Cette manœuvre lui permet de prendre les rebelles par surprise et de remporter une première victoire à la bataille de la Medjerda.

Les insurgés, renforcés par des milliers de Libyens, continuent néanmoins à représenter une menace majeure. Cependant, Hamilcar parvient à diviser leurs forces grâce à des manœuvres habiles, harcelant leurs lignes de ravitaillement et attirant leurs troupes dans des embuscades. Il reçoit également le soutien de Naravas, un chef numide, qui apporte 2 000 cavaliers, renversant l’équilibre des forces en faveur de Carthage.


La guerre « inexpiable »

Le conflit atteint une phase de brutalité extrême, qualifiée par Polybe de « guerre inexpiable ». Les rebelles, sous la pression croissante d’Hamilcar, commettent des atrocités, notamment l’exécution et la mutilation de 700 prisonniers carthaginois, dont Giscon, un négociateur respecté. En représailles, Hamilcar décide de ne plus faire de prisonniers et utilise ses éléphants de guerre pour écraser les captifs insurgés.

La situation s’aggrave encore lorsque les rebelles, forts de 40 000 hommes, se retrouvent piégés par Hamilcar dans le défilé de la Scie (près du Djebel Reças). Privés de ravitaillement et confrontés à la famine, les insurgés tentent de négocier, mais Hamilcar capture leurs chefs, dont Spendios et Autarite, par ruse. Les rebelles, épuisés et démoralisés, subissent une défaite écrasante.


L’élimination des dernières poches de résistance

Après la destruction de l’armée rebelle principale, Hamilcar et Hannon réorganisent leurs forces pour reprendre les cités encore tenues par les insurgés, notamment Tunis. Malgré une tentative audacieuse de Mathos, qui capture et crucifie Hannibal, un officier carthaginois, la révolte s’effondre. La dernière bataille, près de Leptis Minor (Sayada), se solde par une victoire totale de Carthage. Mathos est capturé, torturé et exécuté à Carthage.


Clôture du conflit

La guerre se termine en 238 av. J.-C. après environ trois ans de combats acharnés. Hamilcar Barca, salué pour ses succès militaires, est nommé stratège de toute la Libye, consolidant son pouvoir en Afrique. Cependant, les tensions internes entre les factions oligarchiques et les partisans des Barcides restent vives, préfigurant les conflits politiques à venir.


« De grandes ailes balançaient leurs ombres autour d'eux », illustration de Victor-Armand Poirson pour Salammbô : la crucifixion est un châtiment répandu dans la répression des révoltes dans l'Antiquité.

Conséquences de la Guerre des Mercenaires (241-238 av. J.-C.)

Consolidation du pouvoir de Carthage en Afrique

La guerre des Mercenaires marque une victoire stratégique majeure pour Carthage. Sous la direction d’Hamilcar Barca, la cité parvient à rétablir son contrôle sur l’ensemble de ses territoires africains. Les villes rebelles comme Utique et Hippo Diarrhytus, qui avaient rejoint les insurgés, se soumettent à nouveau après la défaite des mercenaires. Cette guerre, bien qu’intérieure, permet à Carthage de raffermir son emprise sur la Libye et les populations locales, tout en réaffirmant son autorité sur les cités-États qui composaient son réseau.

Hamilcar Barca, auréolé de son succès militaire, est nommé stratège de toute la Libye, lui conférant un pouvoir sans précédent en Afrique. Ce titre lui permet de centraliser le contrôle militaire et de préparer les futures campagnes d’expansion en Ibérie, ce qui jouera un rôle crucial dans le déclenchement de la Deuxième guerre punique.


Perte de la Sardaigne et de la Corse au profit de Rome

Carthage sort affaiblie de ce conflit, notamment sur le plan territorial. Profitant de la crise interne, la République romaine saisit l’occasion pour annexer la Sardaigne et la Corse en 238 av. J.-C., en violation du traité de paix de la Première guerre punique. Sous la menace d’une reprise des hostilités, Carthage est contrainte d’abandonner ses prétentions sur ces îles et de payer une indemnité supplémentaire de 1 200 talents à Rome. Cette perte accentue la domination de Rome en Méditerranée occidentale et prive Carthage de ressources stratégiques importantes, notamment en blé et en bois.


Impact économique et social sur Carthage

La guerre laisse Carthage dans une situation économique critique. Déjà affaiblie par les indemnités de guerre imposées par Rome après la Première guerre punique, la cité voit ses caisses encore davantage vidées par le coût du conflit contre les mercenaires et par les réparations dues à Rome. La dépendance envers les oligarques pour financer les opérations militaires exacerbe les tensions sociales et politiques au sein de la cité.

Sur le plan social, la répression violente des populations libyennes et les atrocités commises durant le conflit laissent des traces durables. Les relations entre Carthage et ses sujets africains se dégradent, rendant difficile toute coopération future. Cette fracture contribue à fragiliser l’assise territoriale de Carthage et alimente la méfiance des élites puniques envers leurs propres populations.


Conséquences politiques à Carthage

La guerre des Mercenaires exacerbe les divisions internes à Carthage, notamment entre les Barcides, partisans d’une politique militaire et expansionniste incarnée par Hamilcar Barca, et les oligarques, qui prônent une diplomatie de compromis avec Rome. Si Hamilcar sort renforcé de ce conflit, il devient une figure de pouvoir clivante, suscitant l’opposition des factions rivales au Sénat carthaginois.

En revanche, la victoire d’Hamilcar lui permet de poser les bases de la future dynastie des Barcides, qui dominera la politique carthaginoise dans les décennies suivantes. Son départ pour l’Ibérie en 237 av. J.-C. marque le début de l’expansion carthaginoise sur le continent européen, préparant indirectement le terrain pour son fils Hannibal et le déclenchement de la Deuxième guerre punique.


Leçons militaires et renforcement stratégique

Malgré les pertes territoriales, Carthage tire des enseignements militaires importants de ce conflit. Les campagnes menées par Hamilcar démontrent l’efficacité d’une stratégie de guerre asymétrique, combinant ruses, harcèlement et utilisation stratégique des éléphants de guerre. Ces leçons seront mises en œuvre lors des conflits ultérieurs contre Rome, notamment par Hannibal lors de ses campagnes en Italie.

Enfin, la guerre met en lumière la fragilité d’une armée majoritairement composée de mercenaires. À partir de ce moment, Carthage commence à diversifier ses sources de recrutement et à renforcer ses relations avec des alliés comme les Numides, ce qui jouera un rôle déterminant dans les futures confrontations avec Rome.


Sources 

  • PolybeHistoires (Livre I)

  • Diodore de Sicile - Bibliothèque historique

  • Tite-Live - Ab Urbe Condita

  • Serge LancelCarthage : Histoire d'une cité méditerranéenne (1992)

  • Hédi DridiLes guerres puniques (2014)

  • Brian H. WarmingtonCarthage (1960)

  • François DecretCarthage ou l'empire de la mer (1977)

  • Jean-Paul BrissonLe monde carthaginois (1982)


Auteur : Stéphane Jeanneteau

Janvier 2011