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Carthage et les guerres puniques

L’Empire Carthaginois : Puissance maritime et commerciale

Origines et Expansion de Carthage

Fondée par les Phéniciens de Tyr au IXe siècle av. J.-C., selon la tradition légendaire, sous la conduite de la princesse Didon, Carthage devint rapidement un centre de commerce florissant. Située sur un site stratégique en Afrique du Nord, à proximité des routes commerciales maritimes, Carthage exploitait un port naturel qui lui assurait une position de force.

À son apogée, l’Empire carthaginois contrôlait :

  • La côte nord-africaine (actuelle Tunisie, Algérie et Libye).
  • La Sicile occidentale, la Sardaigne et la Corse.
  • Une partie de l’Espagne, notamment le sud (l’Andalousie actuelle).

Les Carthaginois excellèrent dans le commerce maritime, établissant des routes commerciales jusqu’à la Cornouailles pour le métal et exploitant les ressources de la Méditerranée occidentale. Cette prospérité économique s’accompagnait d’un système politique oligarchique où l’argent jouait un rôle central, contrastant avec les valeurs plus militaristes et "vertueuses" de Rome.


Différences culturelles et tensions avec Rome

Rome et Carthage, bien que différentes, entretinrent des relations pacifiques pendant plusieurs siècles :

  • Rome, alors une puissance montante, voyait dans Carthage un partenaire économique, mais aussi une rivale potentielle.
  • Carthage, avant tout commerçante, n’avait pas d’ambitions militaires directes en Italie, mais son contrôle des routes maritimes en faisait un acteur incontournable.

Les deux civilisations divergeaient également sur le plan religieux et social :

  • La religion carthaginoise incluait des pratiques sacrificielles, parfois attribuées à des enfants (bien que les sources romaines exagèrent probablement ces récits à des fins de propagande).
  • Rome, bien que superstitieuse, préférait des rituels plus symboliques.

Ces différences alimentèrent les préjugés et tensions, exacerbés par la compétition croissante pour la domination régionale.

Reconstitution de la Carthage punique. 
Au premier plan, le port circulaire destiné aux navires de guerre (170 galères environ). 
A gauche, le port de commerce. 


L’approche du conflit : la montée des hostilités

Sicile, carrefour stratégique

La Sicile, avec sa position clé entre l’Afrique, l’Italie et la Grèce, était un point névralgique pour le commerce méditerranéen. À la veille de la Première Guerre punique :

  • Carthage contrôlait l’ouest de l’île.
  • Syracuse, sous le tyran Hiéron II, dominait l’est.
  • Les Mamertins, mercenaires italiques occupant Messine, jouaient un rôle déstabilisateur.

En -264, une querelle entre Syracuse et les Mamertins déclencha le conflit :

  1. Les Mamertins sollicitèrent Rome et Carthage pour les soutenir contre Syracuse.
  2. Carthage répondit en premier, établissant une garnison à Messine.
  3. Rome, encouragée par des ambitions en Sicile et la pression de ses alliés italiens, intervint malgré ses hésitations.

La Première Guerre punique (264-241 av. J.-C.)

Début du conflit : Messine et Syracuse

Le consul Appius Claudius Caudex mena les légions romaines à Messine, contraignant les Carthaginois à se retirer. Syracuse, voyant l’influence romaine grandir, conclut un traité avec Rome, isolant Carthage.

Une guerre terrestre et navale

Les forces terrestres romaines, disciplinées et bien entraînées, surpassaient les mercenaires carthaginois. Cependant, Carthage dominait les mers grâce à sa flotte. Pour combler ce désavantage, Rome développa rapidement une marine, introduisant le corvus, une passerelle d’abordage qui transformait les batailles navales en combats terrestres.

Événements majeurs :

  1. Bataille de Mylae (-260) : Victoire navale romaine grâce au corvus.
  2. Expédition en Afrique (-256) : Le consul Marcus Attilius Regulus envahit le territoire carthaginois, mais fut capturé après la défaite de l'armée romaine face aux éléphants et à la cavalerie numide, réorganisés par le général spartiate Xanthippos.
  3. Guerre d’usure en Sicile (-250 à -241) : Les deux camps s’enlisèrent dans un conflit prolongé. Rome assiégea les principales forteresses carthaginoises, tandis que Carthage soutenait sporadiquement ses troupes en Sicile.

Bataille décisive : Aégates (-241)

En -241, une flotte romaine menée par le consul Gaius Lutatius Catulus infligea une défaite écrasante à la flotte carthaginoise près des îles Aégates. Cette victoire coupa les lignes d’approvisionnement de Carthage, forçant la cité à demander la paix.


Conséquences de la Première Guerre punique

Un traité humiliant pour Carthage

Le traité de paix signé en -241 imposa à Carthage :

  • L’abandon de la Sicile, qui devint la première province romaine.
  • Une indemnité massive de 3 200 talents d’argent à verser sur 10 ans.
  • L’interdiction de toute expansion militaire ou politique en Italie.

Conséquences stratégiques

  1. Rome : une puissance méditerranéenne émergente
    • Avec la Sicile sous contrôle, Rome démontrait sa capacité à mener des guerres en dehors de la péninsule.
    • Le développement d’une marine la rendait désormais compétitive face aux puissances maritimes.
  2. Carthage : affaiblie mais résiliente
    • Malgré sa défaite, Carthage conserva une importante richesse commerciale et entama une expansion en Espagne sous la conduite d’Hamilcar Barca, père d’Hannibal.
    • Cependant, les indemnités et les pertes territoriales créèrent des tensions internes, menant à la révolte des mercenaires en -240.

Le prélude à de nouveaux conflits

La Première Guerre punique marqua le début d’une série de guerres entre Rome et Carthage, connues sous le nom de guerres puniques. Si Rome en sortit victorieuse, Carthage n’avait pas dit son dernier mot. La montée en puissance d’Hannibal en Espagne annoncerait une nouvelle confrontation encore plus dévastatrice.

La Deuxième Guerre punique (218-201 av. J.-C.)

L’Avènement d’Hannibal

L’essor de Carthage en Espagne

Après la défaite de la Première Guerre punique (264-241 av. J.-C.), Carthage, affaiblie économiquement, se tourne vers l’Espagne pour exploiter ses richesses en métaux précieux :

  • En 237 av. J.-C., Hamilcar Barca, accompagné de son gendre Hasdrubal et de son fils Hannibal, établit une base à Gades (Cadix).
  • Sous son commandement, les Carthaginois soumettent les tribus locales, accumulent d’importantes ressources, et renforcent leur armée.

En 228 av. J.-C., la mort d’Hamilcar en Espagne marque un tournant. Hasdrubal prend le relais, poursuivant les conquêtes, mais conclut un accord avec Rome en 226 av. J.-C. : les Carthaginois s’engagent à ne pas dépasser la rivière Èbre. Cet équilibre fragile est brisé en 221 av. J.-C., lorsque Hannibal, âgé de 25 ans, prend le commandement après l’assassinat d’Hasdrubal.

Hannibal et l’appel à la vengeance

Hannibal, marqué par le serment de haine éternelle envers Rome imposé par son père, se lance dans une campagne ambitieuse. En 219 av. J.-C., il attaque Sagonte, une cité alliée de Rome au sud de l’Èbre. Le siège, qui dure huit mois, provoque une riposte immédiate de Rome, déclenchant la Deuxième Guerre punique.



Hannibal franchissant les Alpes 

La Marche d’Hannibal vers l’Italie

Hannibal adopte une stratégie audacieuse et inattendue : frapper Rome directement en Italie pour détruire sa confédération italienne. Débutant en 218 av. J.-C., il rassemble une armée de :

  • 90 000 fantassins, 12 000 cavaliers, et environ 37 éléphants de guerre.

La traversée des Alpes

Hannibal traverse les Pyrénées, puis le Rhône, avant d’affronter les cols alpins. La marche, entreprise dans des conditions extrêmes, réduit considérablement ses effectifs :

  • Après 15 jours, il atteint l’Italie avec seulement 26 000 soldats.

Malgré ces pertes, il conserve la loyauté de ses troupes, preuve de son charisme et de sa maîtrise du commandement.


Les Victoires d’Hannibal en Italie

Batailles initiales (218-217 av. J.-C.)

  1. Tessin (218 av. J.-C.):
    • Hannibal inflige une première défaite à Scipion l’Aîné, sauvé in extremis par son fils, le futur Scipion l’Africain.
  2. Trébie (218 av. J.-C.):
    • Une attaque surprise détruit une grande partie des forces romaines sous le commandement de Sempronius Longus.

Le lac Trasimène (217 av. J.-C.)

  • Hannibal tend une embuscade parfaite, piégeant les légions du consul Caius Flaminius entre le lac et ses troupes. La bataille se solde par une défaite écrasante pour Rome et la mort de Flaminius.

Les Tactiques de Fabius Maximus

Face à la menace, Rome nomme Fabius Maximus dictateur. Adoptant une stratégie d’usure, il évite les batailles rangées et harcèle l’armée d’Hannibal. Bien que cette approche limite les victoires carthaginoises, elle est impopulaire à Rome, où Fabius est surnommé "le temporisateur".


La Bataille de Cannes (216 av. J.-C.)

Sous le commandement des consuls Aemilius Paullus et Varro, Rome affronte Hannibal dans une bataille décisive :

  • Grâce à une manœuvre en tenaille, Hannibal encercle et anéantit l’armée romaine.
  • 50 000 à 70 000 légionnaires périssent, tandis qu’Hannibal perd environ 6 000 hommes.

Cette victoire provoque un changement d’allégeance parmi les alliés de Rome, notamment les Samnites, les Brutiens et de nombreuses colonies grecques du sud.


La Résistance de Rome

Malgré ses pertes, Rome refuse de capituler :

  1. Elle adopte une stratégie défensive, évitant les confrontations directes.
  2. Rome renforce ses alliances en Italie centrale et recrute de nouvelles troupes.
  3. L’effort de guerre se concentre également sur l’Espagne, où les frères Scipion mènent des campagnes contre les bases carthaginoises.


 

Le Tournant de la Guerre : Scipion en Espagne

En 209 av. J.-C., le jeune Publius Cornelius Scipion, fils de Scipion l’Aîné, prend le commandement en Espagne :

  • Il capture Carthagène, la principale base carthaginoise, en 209 av. J.-C..
  • En 208 av. J.-C., il défait Hasdrubal à Bétule.
  • En 206 av. J.-C., Scipion chasse les Carthaginois d’Espagne, privant Hannibal de renforts.

La Fin de la Guerre

L’Afrique comme champ de bataille

En 204 av. J.-C., Scipion débarque en Afrique avec une armée renforcée par la cavalerie numide de Masinissa, un allié crucial. Il remporte plusieurs victoires, forçant Carthage à rappeler Hannibal d’Italie en 203 av. J.-C..

La Bataille de Zama (202 av. J.-C.)

  • Hannibal et Scipion s’affrontent près de Zama.
  • Les éléphants de guerre carthaginois sont neutralisés par les tactiques romaines, et la cavalerie numide écrase les flancs carthaginois.
  • Hannibal est vaincu, marquant la fin de la guerre.


Hannibal sur la route de Rome, gravure d'Henri Motte, 1878.


Conséquences de la Deuxième Guerre punique

Pour Rome

  1. Rome devient la puissance dominante de la Méditerranée occidentale.
  2. La victoire à Zama consolide la réputation de Scipion, surnommé l’Africain.
  3. Les territoires carthaginois en Espagne passent sous contrôle romain.

Pour Carthage

  1. Carthage est forcée de payer une lourde indemnité et de limiter sa flotte à 10 navires.
  2. L’influence carthaginoise est réduite à l’Afrique du Nord, marquant la fin de son rôle en tant que grande puissance.

La Deuxième Guerre punique est l’un des conflits les plus marquants de l’histoire antique, mettant en lumière l’ingéniosité militaire d’Hannibal et la résilience de Rome. Bien qu’Hannibal ait infligé des défaites humiliantes à Rome, la supériorité logistique, l’adaptabilité stratégique et la détermination romaine ont finalement prévalu, établissant Rome comme l’hégémon de la Méditerranée.


La Troisième Guerre punique (149-146 av. J.-C.) : La Destruction de Carthage

Contexte et Causes du Conflit

Après la Deuxième Guerre punique, Carthage avait été sévèrement affaiblie par le traité imposé par Rome en 201 av. J.-C.. L’ancienne puissance maritime était réduite à un rôle subordonné, privée de ses possessions extérieures et contrainte de payer une lourde indemnité. Cependant, grâce à des réformes internes et à la résilience de sa population, Carthage retrouva une prospérité économique en moins de cinquante ans.

Hannibal et les réformes

  • Hannibal, malgré sa défaite, joua un rôle clé dans la reconstruction de Carthage. En tant qu’administrateur, il mit en place des réformes fiscales qui permirent à la cité de rembourser rapidement sa dette envers Rome.
  • Cependant, sa popularité et son influence inquiétèrent les élites carthaginoises et romaines. En 195 av. J.-C., sous la pression de Rome, il s’exila et continua de harceler ses ennemis jusqu’à son suicide en 183 av. J.-C..

L’obsession de Rome pour Carthage

  • À Rome, une faction menée par Caton le Censeur insistait sur l’idée que Carthage représentait une menace, même affaiblie. Caton ponctuait chaque discours au Sénat par la célèbre phrase : "Carthago delenda est" ("Carthage doit être détruite").
  • Cette méfiance était exacerbée par la résurgence économique de Carthage et son indépendance vis-à-vis de Rome.

Le Prétexte de Masinissa

Masinissa, roi de Numidie et allié fidèle de Rome, joua un rôle clé dans le déclenchement de la guerre :

  • Il mena des raids répétés sur les terres carthaginoises, provoquant de vives tensions.
  • Carthage, affaiblie par le traité de paix, ne pouvait lever une armée conséquente sans l’autorisation de Rome. Après des années de provocations ignorées par Rome, Carthage se résolut à déclarer la guerre à Masinissa en 150 av. J.-C.

Cette décision, bien que défensive, constitua une violation des termes du traité de 201 av. J.-C., fournissant à Rome le prétexte pour intervenir. En 149 av. J.-C., Rome déclara la guerre à Carthage.


La Troisième Guerre punique : Un Siège Impitoyable

Le début du siège (149-147 av. J.-C.)

  • Rome envoya une armée sous les consuls Manius Manilius et Lucius Marcius Censorinus pour assiéger Carthage. Les consuls espéraient une victoire rapide, mais les Carthaginois, refusant de quitter leur ville, opposèrent une résistance farouche.
  • Malgré leur isolement, les habitants de Carthage montrèrent une détermination extraordinaire, improvisant des armes et utilisant leurs ressources limitées pour construire une flotte défensive.

L’arrivée de Scipion Émilien

  • En 147 av. J.-C., Cornelius Scipio Aemilianus, petit-fils adoptif de Scipion l’Africain, prit le commandement des forces romaines.
  • Scipion réorganisa l’armée et imposa un blocus strict. Il parvint à couper les approvisionnements maritimes de Carthage, forçant la cité à une situation de famine.

La Chute de Carthage (146 av. J.-C.)

L’assaut final

  • En 146 av. J.-C., les légions romaines lancèrent un assaut décisif contre la ville.
  • Après plusieurs semaines de combats de rue acharnés, les Romains pénétrèrent dans le cœur de Carthage. Des milliers de Carthaginois furent tués dans la bataille, tandis que les survivants furent capturés et réduits en esclavage.

Destruction de la ville

  • Sur ordre du Sénat romain, Carthage fut rasée. Ses bâtiments furent incendiés, et il fut interdit de reconstruire sur le site.
  • Les terres environnantes furent symboliquement "sacrifiées" : selon certaines traditions, les Romains auraient répandu du sel pour rendre les terres stériles (bien que cette affirmation reste discutée historiquement).

Conséquences de la Destruction de Carthage

Pour Rome

  1. Une domination sans partage en Méditerranée occidentale:
    • Avec la destruction de Carthage, Rome élimina son dernier grand rival en Méditerranée occidentale.
    • La région devint la province romaine d’Afrique, renforçant la position de Rome comme puissance hégémonique.
  2. La montée en puissance de Scipion Émilien:
    • Scipion fut acclamé pour son rôle dans la victoire et devint une figure emblématique de la puissance romaine.

Pour Carthage

  1. La fin d’une civilisation:
    • La destruction de Carthage marqua la disparition de l’une des plus grandes civilisations de l’Antiquité, connue pour son excellence maritime, commerciale et culturelle.
  2. Un héritage durable:
    • Bien que détruite, Carthage continua d’exercer une fascination historique. La ville fut reconstruite par Rome en 122 av. J.-C., devenant l’un des centres majeurs de la province africaine sous l’Empire romain.

Analyse et Réflexion

Une guerre de revanche

La Troisième Guerre punique fut davantage motivée par la peur et la vengeance que par une véritable nécessité stratégique. Carthage, bien qu’en pleine résurgence économique, ne constituait pas une menace militaire directe pour Rome.

Une démonstration de pouvoir

En rasant Carthage, Rome envoya un message clair à ses alliés et ennemis : toute opposition à son hégémonie serait écrasée.

Carthage ne fut pas la seule ville détruite en 146 av. J.-C. Plus à l'est, un des piliers de la culture grecque, Corinthe, fut détruit à la suite d'une longue série de conflits survenus dans la région entre la Deuxième et la Troisième Guerre punique.  


Références et Sources

  1. Polybe, Histoires, Livre XXXVI.
  2. Appien, Guerres puniques.
  3. Tite-Live, Ab Urbe Condita (fragments sur la Troisième Guerre punique).
  4. Lancel, S. (1995). Carthage: A History. Blackwell.
  5. Goldsworthy, A. (2006). The Punic Wars. Cassell.

Auteur : Stéphane Jeanneteau

Mai 2009